SECRET DE LONGEVITE


SECRET DE LONGEVITE
Françoise Bouchet


28 janvier 2008, ce matin, Madame, cent trente-six ans, est morte… Madame est partie dans son sommeil… confortablement riche, grâce entre autre, à son secret de longévité.
C’est Louise, sa dame de compagnie, soixante ans, même pas la moitié de l’âge de Madame, qui l’a trouvée au petit matin. Dehors, la neige s’invite. Dedans, Madame repose paisiblement dans la chaleur de sa villa normande. « Elle semble à peine plus âgée que moi » se dit Louise, juste  quelques rides de plus… Louise aimerait bien vivre aussi âgée que Madame. C’est pour cela qu’elle ne boit plus que l’eau du jardin depuis trente ans… Madame ne consultait jamais un médecin… Pas besoin : toujours bon pied, bon œil.
Louise a eu un moment d’affolement en découvrant Madame dormant paisiblement pour l’éternité… Voyons, à l’âge de Madame, Louise aurait dû  s’y attendre…mais avec le temps, elle semblait immortelle. Louise ne connaît pas de famille à Madame… Elle ne s’est jamais mariée, n’a pas  d’enfant. «  Tiens, comme moi ! » songe Louise. Qui doit-elle prévenir ? Elle laisse les sanglots la submerger, libérant chagrin et désarroi. Madame Maria a été une merveilleuse maîtresse, Louise, une dame de compagnie comblée. Pas comme avant…
Avant Madame, Louise travaillait au château dans son Bordelais natal. C’est sans regret qu’elle avait quitté la froide demeure et le service d’un couple de châtelains avares et hautains. Elle avait laissé sa région pour l’élégante villa normande de Villerville. Ici, la mer  est plus verte, le temps peut-être un peu plus gris et humide, mais la place bien meilleure. Elle est au service de Madame Maria depuis 1968… Quarante  ans déjà. Au château, elle avait l’habitude de feuilleter « le Figaro », le journal de Monsieur. Monsieur lui donnait le numéro précédent pour effectuer diverses tâches ménagères : allumer les poêles et les cheminées, éplucher les légumes, envelopper les œufs …. Alors Louise le lisait en cachette. Elle avait lu et relu la petite annonce : « Dame âgée, mais encore alerte, recherche dame de compagnie, libre de toute attache, acceptant de s’installer chez elle – chambre indépendante- S’adresser à Madame Maria Duclos ». Suivait l’adresse d’une petite station balnéaire normande. C’était tout au nord, loin d’ici ! Mais pourquoi pas ? s’était dit Louise. Elle avait regardé sur une carte et trouvé le village près de la grande ville du Havre. Non que l’endroit l’attirait, mais elle était prête à risquer le tout pour le tout afin de changer de vie. Fallait-il être jeune pour tenter cette folie ! Elle réunit ses économies, ne prévint que sa patronne. Venant de l’assistance publique, qui aurait-elle pu prévenir ? Elle n’eut jamais à le regretter. A vingt ans, sa vie devint alors meilleure qu’elle ne l’avait jamais été. Madame avait beau avoir quatre-vingt-seize ans, on lui en aurait donné … allez …cinquante, soixante tout au plus et puis même si ça ne durait pas, quelques années de bonheur, c’était toujours bon à prendre.
Madame n’aimait ni sortir ni recevoir. Elle prétendait que les vieilles personnes de son âge étaient imbuvables et inintéressantes. Elle avait juste besoin de quelqu’un de jeune comme Louise pour faire ses courses, un peu de ménage, de cuisine et surtout lui tenir compagnie.
En entrant au service de Madame Duclos, Louise avait remplacé une certaine Liliane Pasdeloup . Madame expliqua à la jeune femme que Liliane se plaisait beaucoup ici, mais qu’elle avait dû la quitter afin de soigner une vieille tante en Lorraine. « Ah! La famille » avait alors soupiré Madame, « mieux vaut ne pas en avoir, c’est plus simple – car c’est bien votre cas, Louise ? Comme ça vous ne me quitterez pas. » Louise acquiesça et Madame devint la famille de Louise, cependant que Louise devenait la famille de Madame.
Une dizaine d’années après que Louise fut entrée au service de Madame, un journaliste de l’hebdomadaire local « Le Havre-Presse », qui s’ennuyait faute de faits divers, s’intéressa, sur une indiscrétion de Louise, à l’âge de Madame. Elle lui révéla alors que celle-ci était plus que centenaire, fait encore bien rare. Pour preuve, Louise lui montra la carte d’identité de Madame. Maria Duclos était née le 23 avril 1872. La nouvelle fit le tour de la région. Au grand soulagement de Louise, Madame ne se fâcha pas contre elle. En femme pratique, elle vit même là le moyen d’améliorer leur quotidien. Son secret de longévité, Madame Maria acceptait de le donner, où plutôt de le vendre… à petites doses… C’était… l’eau de source de son jardin…de Villerville. Elle la buvait depuis sa plus tendre enfance Alors, on s’arracha l’eau de source du jardin de Madame. Aujourd’hui, une fiole de 20 centilitres se vend 15 euros à l’épicerie du village. Madame vivait déjà assez confortablement, en fille unique,  de rentes héritées d’un père et d’une mère de la haute bourgeoisie normande. Elle ne manquait de rien avant. Ce petit commerce leur permettait seulement de vivre encore mieux. Sans être la fortune, c’était le confort. Puis, Madame ne souhaitait pas que la notoriété de son secret dépasse les limites de la région. Sa tranquillité et celle de Louise en dépendaient. Non, elles se contentaient tout à fait du commerce local. Mais était-ce bien là  le véritable secret de la longévité de Madame ?
Bon, raisonna calmement Louise, il faut que je prévienne un médecin. Lui saura quoi faire, il m’indiquera les démarches, les papiers… tout ça quoi…. Louise compulsait les pages jaunes de l’annuaire quand elle s’avisa que Madame était en chemise de nuit. Décidément, où avait- elle la tête ? Madame, si coquette, n’aurait jamais accepté de recevoir, même un médecin, ainsi vêtue. Elle choisit une des plus belles robes. C’est drôle, toutes les deux avaient la même taille et le même poids à deux kilos près. Elles s’étaient souvent amusées à échanger leur robe. Louise avait découvert les plaisirs de la mode et des beaux vêtements ici. Avant Madame, elle n’avait porté que des jupes noires de paysanne. Deux fois par an, elles prenaient un taxi, faisaient les belles boutiques de Paris, revenaient les bras chargés. Elles échangeaient alors certains vêtements comme deux amies. Une fois ou deux, Louise avait joué le rôle de Madame auprès de visiteurs importuns... en quête du secret de sa longévité. Leurs visites dans la capitale les emmenaient aussi dans les expositions et les musées. Une vie de rêve pour la petite domestique.
Louise ôte la chemise de nuit de Madame, découvrant à son cou deux clefs. Elle songe au petit bureau au bas de l’escalier. Voici bien le seul endroit que Louise ne connaît pas dans la villa. Quarante ans au service de Madame et pas une fois Louise ne fut autorisée à y entrer. La pièce était probablement construite sous le sol de la terrasse, perchée sur une petite falaise  surplombant la plage . De la terrasse, on voit le port du Havre s’étendre par beau temps.
Louise ouvre fébrilement la porte du lieu interdit. Elle tâtonne à la recherche d’un interrupteur. Les murs sont badigeonnés à la chaux, comme autrefois. L’odeur est douce, légèrement parfumée. Il n’y a dans la pièce qu’un ancien secrétaire en acajou et sa chaise assortie. Sur le meuble, une bouteille d’encre, plusieurs plumes et des cahiers, une pile de cahiers...  Ainsi donc Madame venait ici pour écrire. Certains écrits paraissent beaucoup plus vieux que d’autres. Louise choisit le plus ancien comme en atteste l’année indiquée sur la couverture –1892-  L’écriture y est violette et régulière, l’encre un peu pâle, passée par les ans. Le journal commence le 23 avril 1892, Madame a vingt ans ce jour- là. Madame y raconte ses vingt ans et le bel officier . Une photo noir et blanc montre une très jolie femme près d’un homme en uniforme… Louise  rechercha en vain les traits de Madame, elle était si jeune en ce temps-là … Madame  décrit plus loin l’exposition universelle de Paris et la tour Eiffel … Son émerveillement de la capitale,  Madame y raconte les grands et les petits évènements de l’Histoire et de son histoire, le scandale de Panama et le départ du bel officier de Marine pour Madagascar, une île à conquérir… le premier cinématographe…  puis la mort du bel officier là-bas, si loin d’elle, d’une maladie inconnue de la France. Madame raconte certains évènements dont Louise n’avait jamais entendu parler tellement ce temps est lointain, des présidents dont elle n’a connu que la sonorité du nom . Puis Madame a trente ans, elle vit seule avec sa mère dans la villa, son père est mort de la tuberculose . Elle se passionne pour l’affaire Dreyfus… découpe et colle les articles de journaux  de l’époque .Madame s’intéresse à tout… à la mode,  aux sciences, à Paris, à la politique, aux avions qui volent à peine . Louise ouvre un nouveau cahier … Elle dévore, elle imagine, elle vit par procuration la vie confortable de Madame . Comme Madame raconte bien . Madame a quarante ans, quarante-cinq quand la guerre éclate…Jaurès est assassiné … Madame suit l’actualité de sa villa …Elle prend soin de sa mère âgée… 1938, la mère de Madame meurt.
Madame confie son chagrin au cahier, puis sa décision d’embaucher une dame pour lui tenir compagnie. Elle parle des pauvres filles ne faisant pas l’affaire. Puis enfin, elle parle de  Liliane Pasdeloup, de l’intelligence et de la bonté qu’elle a senti chez cette jeune femme de vingt-quatre ans. Madame raconte comment elles se sont adoptées l’une et l’autre, respectées malgré leurs différences sociales. Louise en ressent même un léger pincement de jalousie. Elle se laisse bercer plusieurs heures par la vie , les récits et les pensées de Madame. Elle tremble avec Madame pendant la seconde guerre , puis voit le débarquement sur les côtes proches. Madame a alors déjà soixante-douze ans. Louise ferme les yeux, imagine Madame et toute sa longue vie…
Louise en a oublié le temps présent. Elle s’étire, mais continue. Madame doit sans doute parler d’elle dans quelques cahiers. 1968, tiens, l’année où elle est entrée au service de Madame. L’écriture n’est plus tout à fait la même. Madame a sans doute vieilli ou changé de plume.
10 juillet 1968 . « Aujourd’hui, Madame Maria est morte…de sa belle mort… Je l’ai trouvée, dormant pour l’éternité dans son lit…Je dois tout à Madame… Mais si on enterre Madame…Que vais-je devenir ? …Moi Liliane P., cela fait trente ans que je suis au service de  Madame. Aujourd’hui, j’ai cinquante-quatre ans… »
Louise continue tard dans la nuit, découvrant ce qui jusque là lui avait échappé. Dans le cahier, se trouve une carte d’identité au  nom de Liliane Pasdeloup, née le 3 octobre 1914. Ainsi donc Madame Maria … enfin Madame Liliane avait tout de même le respectable âge de quatre-vingt-quatorze ans. Elle ne les fait toujours pas. Relevant la tête, Louise aperçoit un léger recoin…qui a, la première fois, échappé à son regard. Une petite porte : la deuxième clef, bien sûr… Elle s’ouvre sans difficulté sur une minuscule crypte. Un corps embaumé repose au milieu du silence et des odeurs de bougies… La vraie Madame Maria Duclos.
            Après un instant de recueillement, Louise revient au secrétaire et commence à écrire, en s’appliquant: « Dame très âgée, mais encore alerte, recherche dame de compagnie, libre de toute attache, acceptant de s’installer chez elle – chambre indépendante- S’adresser à Madame Maria Duclos ». Suit l’adresse de la petite station balnéaire normande.   Elle la glisse dans une enveloppe, écrit l’adresse du journal « Paris-Normandie » rubrique « petites annonces », timbre. Puis, Louise ferme soigneusement la porte du bureau, attache les clefs autour de son cou, pose la lettre près de la porte d’entrée, là où le facteur la prendra. Elle se dirige vers la bibliothèque de Madame, y saisit un livre qu’elle a toujours connu là « Le secret des embaumements ». Elle s’installe dans la chambre de la défunte, allume la petite lampe de chevet et commence à parcourir l’ouvrage tout en veillant le corps de Madame. Dehors, les lumières du Havre brillent sur les flots.

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