CARGO


CARGO
Laurent Brard




- C'est fini, salopard ! On va te balancer par-dessus bord !
Daphné se laissait aller. L'atmosphère était lugubre et la peur la prenait à la gorge. Cramponnée à la main courante, elle ne pouvait détourner son regard du macchabée dont la tête emballée dans un imperméable était posée entre ses pieds. De toute façon, que pouvait-elle voir d'autre ? Autour, ce brouillard d'une opacité inouïe empêchait toute perspective. Elle ne distinguait que cet amas de tissu masquant le visage de la mort. Le torse, déjà, brouillé par les fines gouttelettes en suspension, lui échappait.
Satisfaction de toucher au but, d'être à deux doigts d'effacer toute trace de cet homme monstrueusement impudent, de le voir là, à sa merci, incapable de se faufiler dans son dos, de l'effleurer, tournoyer, renifler tel une bête en rut. Horreur, à la fois, de le savoir si proche et de sentir son influence néfaste persister à ranimer sa souffrance, à forcer son intégrité, comme s'il s'installait définitivement dans son intimité, dans sa mémoire. Elle prenait conscience, à cet instant, qu'éliminer l'objet de sa tourmente ne suffirait pas à tout oublier. Le soulagement tant espéré à l'idée de se libérer d'une telle malfaisance tarderait à venir. Echappant aux remous vaseux des profondeurs de l'estuaire, une ombre perfide et tenace la talonnerait longtemps encore, elle le savait désormais. Son emprise demeurait si grande, si pesante...
Le roulis, lancinant, et le "flic floc" des vaguelettes heurtant la coque contrariaient l'immobilité et le silence morbide. Cette fichue carcasse n'en finissait pas de se balancer au rythme des flots ondoyants ! Chaque retour de rame, en faisant danser l'embarcation sur une quille déséquilibrée, transmettait au cadavre un soubresaut terrifiant. Chaque son, étouffé, détourné, semblait expiré de ses entrailles. Défiant l'évidence, quelque chose de vivant s'en dégageait. Les éléments, invitant le doute, éprouvaient la raison. Et si sa main venait à bouger, à l'agripper puis à l'étreindre jusqu'au trépas... Elle angoissait, subitement, de le voir se relever d'un bond...
D'un bref regard circulaire alentour, elle chercha, haletante, une improbable échappatoire, puis se ressaisit... Il fallait assumer, se contrôler, dominer tout ce que cette situation inimaginable lui inspirait, pour ne rien compromettre. Elle s'était imposée, elle voulait être là pour voir de ses yeux la fin de son calvaire. Richard n'avait pas besoin d'aide. Il aurait préféré qu'elle reste à quai ou, mieux, à la maison. Cédant à son insistance, il avait accepté de l'attendre, finalement, mais seulement après avoir refroidi et embarqué Blindau dans le doris.
Elle commençait à regretter toute cette mascarade. C'était une folie. Mais c'était fait. Plus moyen de revenir en arrière. Il fallait aller au bout, s'éloigner le plus possible de la côte. Pas une trace ne devait rester.
Une corne de brume hurlait au loin. Venait-elle du port ? Daphné était désorientée. Ils s'étaient écartés de la digue nord et fendaient une mer d'huile vers le large. La silhouette de Richard, aux commandes du doris, s'effaçait dans l'épais brouillard. Son souffle, en revanche, sifflant et grelottant, transperçait le silence de l'aube. Cette purée de pois les arrangeait. La ville, pourtant si près, semblait si loin, comme évaporée, diluée dans les vapeurs matinales. Ils ne pouvaient espérer mieux pour passer inaperçus. Pas d'horizon, seuls au monde, aucun risque de se faire surprendre... Le plan de Richard était parfait. Bientôt, des mois d'angoisse lourdement lestés allaient couler. Encore un peu de patience...
- Tu m'aimeras ou nous mourrons ! avait dit ce vieux dégueulasse avec un sourire effarant.
Ce murmure agressant son oreille, cette haleine sèche et acre glissant sur sa nuque, ces yeux furetant sa poitrine, caressant ses courbes... Tant de mots chuchotés au bureau, de rencontres sans hasard dans la rue, les magasins, de regards insultant sa pudeur, à la plage l'été, à la piscine ou au club de gym l'hiver... Plus de répit, plus d'intimité, il était partout. Jusque dans son lit, lorsqu'elle hallucinait en se réveillant de ses cauchemars les plus atroces. Richard la prenait dans ses bras, lui parlait... Dans les brumes du sommeil, l'espace de quelques secondes, elle voyait Blindau l'enlacer.
Souvenirs insupportables ! Daphné ne put retenir son pied qui, dans un élan de violence rancunière, rebondit sur la tête du mort. Il fallait en finir ! Personne d'autre ne savait. Depuis le début, ce pervers inébranlable s'était attelé à l'isoler. Au détour de quelques vannes bien placées, il soulignait chacun de ses faits et gestes et la présentait, insidieusement, comme une possible hystérique. Du haut de son Master de Psycho, Richard avait analysé la situation. Selon lui, toute tentative de dénonciation lui serait revenue en boomerang. Elle aurait morflé et Blindau se serait érigé en victime.
Durant tout ce temps, il avait assisté, impuissant, à la dégringolade de sa douce fiancée. Une cible choisie, à ses yeux, pour son charme, c'était indéniable, mais aussi pour son tempérament réservé, un peu timide, éminemment fragile et enclin à une certaine docilité. Le portrait qu'il avait dressé d'elle, ce jour-là, l'avait profondément contrariée. Daphné s'était sentie accusée d'avoir attiré l'attention de Blindau. Richard ne doutait pas de sa fidélité. Mais il semblait la suspecter d'une passivité complice. La jalousie s'invitait en lui, à ses dépens, même s'il se gardait de l'avouer. Ce sentiment intolérable d'être abusée perdait donc tout écho, jusque dans la confiance inestimable de Richard. C'était trop ! Submergée par la colère, déterminée à s'affirmer, à prouver qu'elle était tout sauf un "petit être fragile et docile" satisfait de plaire au premier venu, elle ne souffrirait plus l'emprise de Blindau. Depuis, des idées d'une violence qu'elle ne se connaissait pas agitaient ses pensées.
- Je vais le tuer ce salaud !
Au tout début, Richard l'engueulait lorsqu'elle s'égarait en menaces ou en invectives. Une gifle exaspérée ? Elle ne devait même pas y penser ! Il fallait tout ravaler, en attendant de trouver une solution convenable. Selon Richard, le pervers calculateur se nourrit de l'impulsivité de ses victimes. Réagir sans réfléchir l'aurait renforcé, soi-disant... "Prendre des précautions et s'ouvrir de sages perspectives", tel était son credo. Richard était lourd, parfois. Et la réalité bien éloignée de ses théories scabreuses. La réflexion, la sagesse et les perspectives s'éreintaient chaque jour davantage. Acculé, comme elle, par le jeu définitivement cloisonné de Blindau, Richard mit de moins en moins d'énergie à la raisonner. Finalement, les nerfs à vif, c'est lui qui, le premier, envisagea sérieusement de passer à l'acte.
Encerclés, assiégés, piégés, certains qu'aucune autre issue ne s'offrirait à eux, ils résolurent ensemble de le liquider, purement et simplement. Des mois de stress, d'angoisse, de colère contenue, d'envies réfrénées... Un imperceptible désir de vengeance aurait-il annihilé d'autres choix ? Daphné ne pouvait s'empêcher d'y penser, maintenant que l'affaire était pliée. Trop tard, de toute façon ! Autant se faire à l'idée que ce type horrible avait reçu sur la tête ce qu'il méritait.
Se concentrer sur la suite, se préparer à jouer l'étonnement pour faire comme tout le monde au bureau... L'absence prolongée de Blindau inquiéterait bientôt... Une enquête, sans doute... Des questions, peut-être... S'infiltrer dans la rumeur, le blabla, surtout ne pas sortir du lot...
Un bruit assourdissant l'extirpa soudain de ses songes. La corne de brume était toute proche désormais.
Qu'est-ce que c'est ?... Richard ! On est où ?
Il cessa de ramer, laissant la barque s'épuiser dans l'eau.
- Richard ! Je veux rentrer ! Allez, on le balance !
Elle s'apprêtait à saisir les épaules du cadavre quand elle sentit un courant d'air chaud lui caresser les joues. Le soleil pointait à l'est. Ses rayons éblouissants ouvraient un ciel maculé sur la mer et heurtaient ce gigantesque nuage opaque en station sur la côte. Quelques mouettes crièrent au jour revenu pendant que le doris finissait lentement sa course. Aveuglée par la lumière si blanche, étourdie par le roulis, Daphné cligna fermement les paupières et secoua la tête pour reprendre ses esprits. Puis elle commença à soulever péniblement le corps. Quelques rubans cotonneux mouraient encore ça et là...mais elle voyait clair tout à coup... bien plus loin que le bout de son nez. L'imperméable couvrait la dépouille jusqu'à la taille... au-delà, la vérité... ce pantalon...
- Richard ?
Un instant pour comprendre qu'il n'avait pas eu le dessus... Un instant pour oser lever le regard vers Blindau dont le visage, sur fond gris, s'offrait à la lumière... Un instant pour voir la fin dans le reflet de ses yeux fous. Puis la corne de brume, hurlant une dernière fois avant que l'étrave du cargo, monumentale, monstrueuse, ne perce le brouillard et pulvérise l'embarcation.
Dans le sillage du navire, quelques débris...

CARTE ROUGE



CARTE ROUGE
 Jacques Pellerin


Dans la cour du dépôt du Havre, des mouettes immobiles encerclaient une immense flaque. Elles étaient toutes orien­tées Nord-Ouest pour voir passer les trains.
Pierre Le Bihan gara sa Renault 12 le long du garage à vélos. Il porta ensuite machinalement son regard vers le foyer des mécaniciens. Adossée à l'impasse Mazeline, la bâtisse, recroquevillée sur elle-même, semblait se résigner sur sa vétusté, et sans ses montants d'angles de briques rouges, elle se serait écroulée comme un handicapé sans ses béquilles. Le bâtiment avait pourtant eu ses heures de gloi­re, surtout en 1938 lors du tournage de « La Bête Humaine » de Jean Renoir. Des séquences d'intérieur avaient été fil­mées. Jean Gabin, Fernand Ledoux, Carette, Simone Simon avaient fréquenté les lieux. Depuis le décor était resté prati-quement le même. Les réclamations des mécanos et les rapports syndicaux n'étaient jamais parvenus à modifier les fondements de la baraque. Un bout de lino, de nouveaux rideaux et quelques casseroles neuves en alu, lâchés par le tôlier sous la pression de la base, permettaient de contenir la révolte. De toute façon, le chef de dépôt avait cette for­mule imparable au niveau syndical :
- D'accord Messieurs, vétuste, mais propre !
Et Rougeventre, responsable de l'hygiène du foyer répon­dait systématiquement au conducteur en repos qui s'indi­gnait de l'état des chiottes
- M'en parle pas, moi-même j'y vais pas !
Le foyer pourrissait de l'intérieur, c'était là son point faible.
Le Bihan salua les « cartes rouges » qui maçonnaient le mur d'enceinte donnant sur la rue Labédoyère. Au-delà de leur pigmentation violacée, on les appelle ainsi par compa­raison avec les wagons avariés sur lesquels les visiteurs de gare apposent des étiquettes de la même couleur. A réparer sur place. Pas même rechargeables.
Ils talochaient mollement un ciment granuleux. Le mur souffrait trop de cavités et de fissures pour espérer le reta­per correctement et définitivement. Les années de pluie avaient balayé la couche d'enduit et des zones de pierres grises et friables apparaissaient sur le blanc délavé. Autrefois rempart des installations ferroviaires, le mur semblait maintenant voué à une lente mais inexorable désagrégation. Les gars s'étaient attelés à cette besogne de maçonnerie comme des prisonniers politiques dans un camp de travail : sérieux, mais lents, guettant une hypothétique averse pour se mettre à l'abri. A se demander si le patron ne faisait pas exprès de les sortir pour qu'ils pren­nent un peu l'air.
Pour Le Bihan, c'était un passage au dépôt qui lui coûtait, il venait chercher sa convocation pour le cabinet médical en gare du Havre. Comme s'il fallait absolument se faire voir une dernière fois des chefs avant de consulter. Son troisième contrôle dans le semestre ; une humiliation pour un ancien comme lui. Merde, il avait quand même fait ses preuves, vapeur comprise. Il n'y avait plus de respect, plus de recon­naissance, plus rien. Un matricule, rien d'autre...
Sous le pont Denis Papin, les isolateurs bourrés d'humidité grésillaient comme une friture. Le Bihan emprunta la piste et traversa les voies au niveau du Poste 2. Il remonta ensuite le chantier de la Plaine en longeant un alignement de conte­neurs posés au sol. Au-dessus des voies, la marquise planait comme un immense delta. Et là, bizarrement il eut le souvenir de cette journée du 7 juin 1956 où le train de 8h40 était parti avec une bonne heure de retard. Finalement, les CRS avaient chargé les manifestants qui s'opposaient au départ des rappe­lés pour l'Algérie. A cette époque, il ne conduisait pas encore les trains. Ce jour-là, il était dedans. Direction la Haute-Kabylie pour rejoindre le 13ème Régiment des Dragons Parachutistes. Vingt-quatre mois à Tizi-Ouzou. Quand même autre chose que la grisaille du Havre. Deux années dont il valait mieux pas trop parler. Enfin, il en était revenu...
Ce n'est qu'en tête de quai qu'il se demanda quel agent le remplacerait sur le 134. Un jeune blanc-bec au manche du bolide serait capable de faire des conneries. On offrait la place dans le roulement à n'importe qui. Mais qu'est-ce qu'on lui reprochait dans le fond ? De boire son coup ? Et alors ? Jamais saoul au boulot. Jamais en retard. Des emmerdes en ligne bien sûr, mais pas plus que les autres. D'accord, il ne crachait pas dessus. Il ne s'en cachait pas, il avait toujours bu. D'ailleurs, peut-être même moins maintenant qu'à une certaine époque de l'Algérie ou de la vapeur. Non, il était resté le même.
C'est la médecine qui s'était hissée au niveau de la trac­tion moderne. Et s'il fallait toujours se soumettre à l'analyse d'urine et à la palpation du foie, ces contrôles n'étaient que routine comparés aux deux nouvelles orientations médi­cales : le cœur et le sang. La locomotive et les rails.
Pour Le Bihan, c'était surtout les rails. Autrement que dans du marc de café, ses bilans sanguins témoignaient du passé, du présent évidemment, et d'une certaine façon de l'avenir. Car si l'on peut à la rigueur retenir un râle de douleur à l'enfoncement d'un pouce dans le lobe du foie, personne en revanche ne peut contester les résultats d'un examen biologique où apparaissent des enzymes en sur­nombre et un volume globulaire à la dérive. Les « gueules rouges » d'antan laissaient la place au « profil coronarien » et si le terme semblait plus recevable, il ne changeait rien au résultat final. Dommage pour Le Bihan qui n'avait pas vrai­ment le teint rosé.
Le docteur avait les mains blanches et Le Bihan pensa que pour cet homme, le vin comme le soleil devait faire partie des forces du mal.
En repérant son dossier déjà ouvert sur le bureau, il son­gea aussi que son nom portait tout l'atavisme d'une région, et que d'une certaine manière il en faisait aussi les frais. Et c'est vrai qu'il y a encore quelques années les gars l'appe­laient « le Breton ». Un surnom facile, sans secret. Deux ou trois bordées de retraités et son surnom s'était effacé des mémoires, gommé comme une erreur. On l'appelait encore parfois « Pierrot » rarement « Pierre ». Et en cas de pépin sur un train, on disait : « C'est Le Bihan qui était dessus » même si pas mal de jeunes n'arrivaient pas à mettre une tête sur le pépin.
Il lui restait encore deux ans avant sa mise à la retraite. Un sacré bout de chemin ; aussi loin que Lorient, sa ville natale. De toute façon, il resterait au Havre à cause de sa femme, une fille de Sanvic, mais il conserverait son abonne­ment à Ouest-France. Un partage.
Le médecin semblait relire ses notes comme s'il hésitait encore sur le diagnostic à établir. Il n'en était rien. Il cher­chait simplement ses mots :
— Parlons franchement Monsieur Le Bihan. J'ai reçu vos der­niers résultats d'analyse et ce n'est guère brillant malgré mes recommandations. Autant vous le dire tout de suite, ce nouveau taux de 187 Gammas GT m'oblige à vous retirer de la conduite. Rassurez-vous, il ne s'agit que d'un retrait tem­poraire... J'ai proposé six mois au « service doux » du foyer. C'est le temps qu'il faut pour... se refaire. Après cela, nous nous reverrons pour faire un nouveau point. De votre côté, si vous avez besoin d'aide...
En fin de phrase, le toubib avait souri et Le Bihan l'aurait bien buté sur place à ce moment-là. Il s'était levé d'un bond. L'annonce de la sanction l'empêchait de parler. Il aurait voulu dire qu'il était prêt à assurer n'importe quel train dans la minute et que ce n'était pas un individu qui portait des lunettes et qui n'avait jamais roulé qui l'empêcherait de faire son dernier train. Il aurait pu ajouter qu'il avait même connu des mécanos au temps de la vapeur qui avalaient leurs trois litres à l'aller et qui faisaient l'heure à St Lazare.
Une coulée de sécrétion acide lui brûla l'œsophage et à un autre que « gueule pâle », il aurait demandé une pres­cription pour quelques boîtes de pastilles Rennie.
Il quitta le cabinet médical sans même serrer la main blanche qu'on lui tendait; conscient que la conduite des trains s'arrêtait là et que le seul engin qu'on lui confierait désormais serait la brouette du dépôt. Il rejoignait ainsi le groupe des « cartes rouges » et ce n'était pas vraiment une promotion.
Il se retrouva sur les quais parmi les voyageurs qui pre­naient l'autorail de Montivilliers. Il remonta le long de la rame et au lieu de prendre la piste il poursuivit sa marche à contre-sens dans la voie en direction du dépôt.
Des images de serpillières pourries à essorer et les mots « cartes rouges » le martelaient sans cesse. Il pleuvait et il fut un instant à l'abri le temps de passer sous le pont Jean-Jacques Rousseau.
L'aiguilleur du Poste 1 l'aperçut et lui cria de dégager à cause de l'express qui était annoncé. Le Bihan progressait, sans cadence, le rythme de ses pas toujours cassé par le jeu des traverses.
Il n'entendit ni la vibration du rail, ni les coups de sifflet répétés du rapide. Dérangées par le claquement sec des bogies sur les aiguilles, les mouettes s'envolèrent, laissant dans le ciel une impression d'écharpe blanche. Un signe d'adieu.
Il avança encore de quelques mètres, trébuchant parfois sur le ballast. Enfin il s'arrêta, et sa dernière couleur fut le rouge.


CRIME PASSIONNEL


CRIME PASSIONNEL
Suzanne Fleixas



Comment fait-on pour tuer quelqu’un ? Dans les films, ils ont toujours des revolvers, ou des fusils, ou des mitraillettes. La mitraillette c’est ce qu’il y a de mieux. On peut tirer des dizaines ou des centaines de fois sans s’arrêter. Dans les films, ils ratent parfois leur cible même avec une mitraillette, quand la cible se met à courir en zigzag et se cache derrière des poteaux, ou des voitures, ou n’importe quoi. Mais c’est du cinéma. En vrai, on ne doit pas pouvoir rater son coup avec une mitraillette. Mais comment fait-on pour se procurer une mitraillette, se demandait Madeleine?
Un après-midi gris et doux de septembre, elle avait longuement regardé à la télévision les tours jumelles qui ne cessaient de s’effondrer dans une fumée d’apocalypse. La trajectoire improbable et si déterminée de l’avion percutant la tour lui serrait les entrailles. Elle retenait sa respiration, elle restait suspendue à mille mètres au-dessus du sol, terrorisée, paralysée, annihilée, meurtrie à l’avance de la douleur du désastre prochain, improbable et pourtant si déterminé, qui l’attendait elle aussi, et qu’elle pressentait. Il arriva un mardi soir, le jour de Mars, le jour des guerriers toujours jeunes et intrépides qui ne font qu’une bouchée des pauvres Vénus aimantes et ridicules. Il lui dit qu’il la quittait, qu’il partait pour une autre plus jeune, moins ceci, plus cela. L’autre, elle la connaissait un peu. Il lui en avait toujours parlé comme d’une gentille gourde, sans doute pour brouiller les pistes. Ou bien avec le temps, elle avait dû devenir encore plus gentille et un peu moins gourde. En tout cas, Madeleine avait très envie de la tuer, même si elle se disait raisonnablement que c’était lui, le traître, qui méritait la mort. De toute façon avec une mitraillette, elle pourrait les tuer tous les deux.
On était déjà en novembre et les tours de septembre ne cessaient de s’effondrer dans d’infinis nuages de cendre. Sa vie était tombée en poussière, minée de l’intérieur. Elle avait toujours pensé que quand il partirait, quand elle n’arriverait plus à le retenir, sa vie serait finie. Et pourtant, elle était encore en vie. Mais rien n’avait plus de sens. Celui qu’elle aimait tant, qu’elle avait toujours eu tellement peur de perdre, dont elle souhaitait la présence plus que tout au monde, allait devenir pour elle une éternelle absence. Pour elle, mais pas pour l’Autre, celle qui avait remporté la victoire dans un combat pour lequel Madeleine n’avait même pas été armée ! Cette fois, avec sa mitraillette, c’est elle qui gagnerait.
Madeleine était vraiment décidée à tuer, mais les modalités pratiques l’arrêtaient. Et puis elle ne savait pas bien encore qui elle voulait tuer exactement. C’était un problème ça aussi, mine de rien. Au fond, le vrai coupable, c’était lui. Mais elle avait surtout envie de l’étriper, elle, la voleuse d’hommes, la salope en talons aiguilles qui lui avait piqué l’amour de sa vie.
            « Crime passionnel au Havre ». Est-ce que ça peut vraiment faire un gros titre ? Personne n’y croira. Au Havre il peut y avoir des crimes, mais quand même pas de la passion. Car Madeleine habitait  la ville la plus grise, la plus morne, la plus ridicule, la moins passionnée de France.  D’ailleurs on n’y avait jamais tué personne à la mitraillette. Il faut reconnaître quand même que la mitraillette, ça fait un peu marseillais, un peu règlement de comptes entre mafiosi. Mais comment tue-t-on au Havre ?
Madeleine revenait sans cesse à son scénario de prédilection. Elle aurait tellement aimé trouver un moyen de les faire monter dans la tour de l’Hôtel de Ville, cette drôle de tour en béton élevée soudain au rang de chef d’œuvre depuis que Le Havre avait obtenu son classement au patrimoine mondial de l’UNESCO. Car maintenant, on n’avait plus le droit de détruire quoi que ce soit au Havre, du moins dans le centre ville. Ça serait un crime contre l’humanité, ou plutôt contre son patrimoine, un crime de lèse-Auguste Perret. Elle venait justement de revoir le film « Table Rase », consacré au bombardement de la ville en septembre 1944, dans le petit cinéma de quartier qui le repassait chaque année. Elle avait été fascinée cette fois par la séquence du début qui montrait des images du bombardement nocturne filmé d'un avion. Les bombes s'écrasaient au sol dans un feu d'artifice complètement silencieux. Chaque gerbe lumineuse faisait voler en éclats, sans doute, une maison, un immeuble, une église, un théâtre, mais on ne voyait que la lumière dans la nuit, et on ne pouvait percevoir ni la souffrance ni la mort. C'était sinistre et beau. On n'avait pas encore inventé le patrimoine de l'humanité, et Madeleine rêvait maintenant de revenir à cet âge barbare.
Elle pourrait donc trouver un prétexte pour les faire monter dans la tour, une fausse convocation au bureau des permis de construire, celui qui est au 12ème étage, ou une invitation dans le bureau du maire, pourquoi pas ? Et pendant ce temps-là elle irait détourner un des avions qui décollent de temps en temps de l’aéroport d’Octeville, elle supprimerait le pilote, elle prendrait les commandes de l'appareil, et hop ! Elle le ferait s’écraser contre la tour. Et on verrait bien si on n’a plus le droit de détruire Le Havre ! On l’avait bien détruite, elle ! Elle qui est aussi un morceau de l’humanité…
Ce plan avait l’avantage d’être très spectaculaire et approprié à l’actualité, mais l’inconvénient d’être un peu compliqué, il fallait le reconnaître. D'ailleurs elle ne savait pas piloter un avion, et ça devait prendre un peu de temps de passer son brevet de pilote, non ? Cependant la mitraillette lui plaisait de moins en moins. Trop banale, trop expéditive. Elle chercha donc encore autre chose.
Au Havre, quand les gens veulent se tuer, ils se jettent parfois du haut du Pont de Normandie. Autrefois, c'était le pont de Tancarville qui inspirait les suicidaires. Fierté de la France gaullienne, solidement ancré d'un côté à la falaise des bords de Seine, il lançait son long bras suspendu par-delà le fleuve, « de l'autre côté de l'eau », comme on dit ici, et l'on devait se sentir un peu partie prenante de la grandeur nationale quand on prenait son dernier élan du haut du tablier.  Mais il semblait maintenant complètement dépassé par l'élégance de la courbure du nouveau pont qui s'élevait si haut au-dessus de la Seine, si haut, si haut... Cependant à sa connaissance, on n’avait jamais tué quelqu’un en le poussant du haut du pont de Normandie. Il aurait fallu quand même que l’assassiné soit très coopératif pour enjamber lui-même les rambardes et les barrières de sécurité. On pouvait peut-être l’y contraindre en le menaçant avec une arme, mais justement elle n’avait pas d’arme.
Mais tout de même, pourquoi chercher si loin ? Pourquoi se compliquer la mort ? Car c'était la falaise qui continuait à remporter tous les suffrages des candidats au suicide malgré l'engouement morbide pour les chefs-d’œuvre du génie civil.  Et si on se jetait couramment du haut de la falaise d'Etretat, notoriété oblige, le Cap de La Hève ne chômait pas non plus, pour ceux qui préféraient les suicides de proximité. Et après tout, s'il est si facile de sauter dans le vide, cela ne doit pas être bien difficile non plus de pousser quelqu'un, se disait Madeleine. Il faut y aller franco, c'est tout. En passant  devant le port de pêche, un jour, elle avait vu un petit attroupement autour d'un drôle de pantin raidi couché sur le ciment de la rampe d'accès à la mer. Il levait un bras vers le ciel. C'était un cadavre qu'on venait de repêcher dans le port. Un suicidé sans doute, tombé de La Hève et ramené dans les bassins par la mer, mais allez savoir... Peut-être qu'on l'avait un peu poussé. Il lui faudrait donc pister ses futures victimes, car elle devait guetter l'opportunité d'une promenade en amoureux sur la falaise, un dimanche de beau temps. Tous les amoureux finissent par se promener un dimanche au bord de la falaise.
Cette image d'un couple d'amoureux enlacés sur fond de mer et de ciel bleu, enveloppés par le piaillement des goélands, bercés par le bruit des vagues, lui fit soudain très mal, tandis qu'elle ruminait pour la centième fois sa future vengeance, assise sur un banc des jardins de l'Hôtel de Ville, face aux mélancoliques autruches de fer des bassins, en éternel équilibre sur une patte au milieu des roseaux. Le souffle coupé par la douleur, elle se leva pour respirer un peu, et se décida à récupérer sa voiture pour rentrer chez elle. Il était déjà tard. La lumière du soir colorait doucement les immeubles de béton. Elle allait se faire couler un bon bain bien chaud et boire un verre de whisky ou deux, ou trois, enfoncée dans les bulles de mousse parfumée. C'était un bon truc pour supporter d'aller se coucher seule, dans le grand lit vide.
En sortant du parking de la mairie, elle obliqua à droite pour profiter de la lumière du couchant d'automne sur l'Avenue Foch. Comme d'habitude, la vaste chaussée rectiligne était à moitié déserte, offrant au loin l'austère géométrie de sa Porte Océane qui laissait entrevoir l'horizon. Les allées bordées de très grands arbres se complaisaient dans leur douce solitude, n'abritant que de rares promeneurs. La belle et sérieuse Avenue Foch, si aristocratique, si peu commerciale, n'était jamais très fréquentée. Le vent s'y engouffrait souvent sans mesure, la pluie s'y répandait comme en terrain conquis, et les arcades qui resserraient le passage vers la mer semblaient alors si difficiles à atteindre. Mais ce soir de novembre une lumière aveuglante et prometteuse en jaillissait, comme dans un tableau du Lorrain. Blessée, Madeleine roulait lentement vers la mer. Elle revenait douloureusement à la stupide et insupportable réalité. Non, elle n'achèterait pas de mitraillette, elle ne ferait pas exploser la tour de béton de l'Hôtel de Ville en pilotant un charter miteux pour les Baléares improbablement détourné de sa route, elle ne pousserait personne du haut d'un pont ou d'une falaise. Malgré toute sa haine et sa rancœur, elle resterait complètement impuissante, inutile, trompée, abandonnée, et lamentablement inoffensive.
Là-bas, au coin du square Saint Roch, le feu passait au rouge. Madeleine ralentit machinalement. Un homme et une femme enlacés se préparèrent à traverser l'avenue. Du fond de sa tristesse, Madeleine reconnut immédiatement leurs silhouettes se détachant en contre-jour dans la lumière du soir. Ils venaient de s'embrasser sur le trottoir, et maintenant ils s'avançaient sur la chaussée, serrés l'un contre l'autre. Elle appuya brusquement sur l'accélérateur.  Après un sursaut, la voiture reprit de la vitesse, et elle dut donner un coup de volant vers la gauche pour ne pas les manquer. Dans sa rage, elle trouva le choc un peu décevant, mais elle comprit qu'elle les avait eus tous les deux. Elle s'arrêta un peu plus loin le long du trottoir pour ne pas gêner la circulation, elle descendit de la voiture et s'achemina lentement vers les deux pantins désarticulés qui gisaient au milieu de la rue. Des promeneurs sortant du square s'étaient déjà précipités. Une grosse femme arrivait vers elle en hurlant. Madeleine la contourna et s'approcha des corps étalés. Tout d'abord elle ne comprit pas. Elle ne voyait là qu'un adolescent aux yeux grands ouverts et une fille inconnue, très blonde, très jeune, avec du sang autour de la tête. Que s'était-il passé ? Où étaient ses vraies victimes ? Les gens criaient autour d'elle, un homme la saisit par le bras. « C'est un malentendu, murmura-t-elle, un affreux malentendu. Je me suis trompée, excusez-moi, je suis désolée, désolée ». C’était toujours la même chose. Elle s’abîmait dans ses pensées, elle combinait des plans compliqués, et puis au bout du compte, au moment d’agir, elle improvisait n’importe quoi. La semaine dernière elle avait poussé une vieille dans le bassin Vauban, derrière la gare. Et avant-hier, avant-hier… il lui semblait bien qu’elle avait encore raté son coup. Elle ne pensa plus alors qu’à son bain chaud et à son verre de whisky. Elle dégagea énergiquement son bras, et elle décida de rentrer chez elle le plus vite possible et de se coucher tôt.



COMME UN LUNDI



COMME UN LUNDI
Dominique Chappey 





Neuf heures. Je sors péniblement du lit après une nuit trop courte. Une de plus. Dans la cuisine, la vaisselle propre sèche sur l'égouttoir. La table a été nettoyée, rien ne dépasse, comme d'habitude. Posé en équilibre sur mon bol vide, un bristol emprunté au bloc du téléphone annonce sobrement : Plus de lait. Pour ça aussi, j'ai l'habitude. À la maison, c'est toujours moi qui me tape les courses. J'allume la cafetière d'un lundi matin ordinaire après une nuit de patrouille et d'interventions. Ça fait bien deux minutes que je rêvasse assis à la table du petit déjeuner quand le téléphone sonne. C'est Lucien, Lulu, mon équipier. Depuis qu’on travaille ensemble, il prend un soin presque religieux à ne jamais troubler mes jours de repos, mais aujourd’hui, c'est différent. Je l'écoute sans dire un mot. Ce qu'il y a de bien avec Lulu, c’est qu’on se connaît depuis suffisamment longtemps pour éviter les lieux communs. On va à l'essentiel, sans fioritures. Mais ce matin, Lulu bafouille, s'embrouille dans des phrases qu'il ne finit pas et ça, c'est pas bon signe. Il sait que cela ne sert à rien, mais me conseille quand même de ne pas bouger de chez moi. Ça ne lui prendra que cinq minutes pour passer me chercher. Je n'ai jamais aimé marcher, mais pour une fois, je décline l'offre. C'est à deux pas. J'ai besoin de respirer un peu. Je raccroche, attrape mon blouson et laisse mon café refroidir sur la table de la cuisine.
            Je n'ai que quelques mètres à faire jusqu'à la station. Je prends la Ficelle, le funiculaire qui relie la station haute avec le centre-ville. Le wagon s'enfonce dans le tunnel et, les yeux fermés, je me souviens. Petite, lente descente aux enfers. Je n'avais, depuis mon bac, jamais éprouvé l'envie de remettre les pieds au lycée François 1er. Mais en l'espace d'un mois, c'est la deuxième fois que je dois en franchir les portes.
            Quelques semaines plus tôt, une simple copie de Terminale avait mis le lycée en émoi. Le professeur de philo s'était senti menacé par les propos très politiquement incorrects d'un de ses élèves. Il avait alerté sa hiérarchie. Le commandant d'un navire ne court jamais après les tempêtes, surtout quand il est à la tête d'un lycée prestigieux. On avait donc demandé à l'assistante sociale de se renseigner discrètement. Pas d'enquête officielle, une investigation à pas feutrés, pour arrondir les angles et remettre les choses à leur place. Tout ça m’était retombé dans les pattes avant de prendre trop d’importance. Pour savoir où je mettais les pieds, j'avais bien sûr jeté un œil au devoir en question.
            Le sujet de la dissertation était Peut-on trouver une justification à la barbarie ? Est-ce que le petit prof de philo avait envie de jouer avec le feu ou bien était-ce un classique des sujets de bac ? J'avoue que je n'en savais rien, mais c'est vrai que le résultat était un peu lourd à digérer. Peu de citations, mais des références à la pelle. Et certainement pas, le genre que le prof de philo attendait. Exit Descartes, Kant ou Hegel et bienvenue au répertoire encyclopédique des fusillades et des tueries en milieu scolaire. Depuis les treize morts du trop célèbre Lycée de Colombine en 1999 jusqu'aux trente-trois de l'université de Virginia Tech en 2007, rien ne manquait. La barbarie s'invitait à l'école et les élèves y entraient chevauchant sur son dos. La dissertation avait pour titre : Je n'aime pas les lundis. On pouvait comprendre que le prof de philo s'inquiète un peu. Il savait qu'il y avait plein de lundis dans une année scolaire. Et il pensait que, dans une de ses classes, un jeune con s'amusait à lui faire peur.
            Le môme et moi, on avait eu une petite discussion.
            Pour le gamin, ce n'était qu'une mauvaise blague, le prof de philo n'avait rien compris. Son devoir ne prônait pas la justification de la barbarie, mais défendait le fait que la barbarie se passait bien souvent de justification. La nuance avait son importance. Le titre de la dissertation, qui était aussi le titre d'une chanson, y faisait allusion, mais le prof était passé à côté.
            Pas moi. Je jetais peut-être une pierre dans le jardin du prof de philo, mais moi, je savais à quoi le gamin faisait référence. Londres, Wembley Stadium, 1985. Le premier Live Aid et tout le gratin de la chanson anglo-saxonne accourant au secours de l'Éthiopie qui crevait de faim. Un moment comme ça ne s'oubliait pas, surtout quand on jouait des coudes sur la pelouse parmi les milliers d'excités. Avec, au beau milieu des gesticulations, un petit moment de grâce, une parenthèse dans l'euphorie compatissante : Bob Geldof entonnant I don't like Mondays. L'histoire de Brenda Ann Spencer, qui, en 1979, avait fait feu sur une école primaire, tuant deux personnes, blessant grièvement plusieurs enfants. La jeune fille n'avait montré ni remords ni désir de justifier son acte. Elle avait simplement déclaré à la police qu'elle n'aimait pas les lundis et que la tuerie avait rendu sa journée moins ennuyeuse. Le refrain de la chanson répétait à l'envi qu'on n'avait pas besoin de raisons pour mourir. Comme un coup de poing au plexus, avec la douleur qui s'installe et refuse de lâcher prise.
            C’est vrai que, sur ce coup-là, le gosse avait été impressionné. Je n'avais aucun mérite, on restait sur du classique. Parce qu'il avait visionné trois vidéos sur Internet, le gamin aurait aimé m'apprendre qui était Jimi Hendriks. Alors évidemment, quand un dinosaure issu de l'ère où les portables n'existaient pas, lui avait montré que lui aussi, un court instant, avait fait partie des vivants, il avait mis son mp3 sur pause et j'avais eu droit à cinq minutes d'attention.
            Le prof de philo ne pouvait pas comprendre, il ne fréquentait pas les stades, même pour les concerts. À chacun ses classiques, les miens étaient un peu plus Rock'n'roll.
Même si la moitié de la ville était au courant, l'assistante sociale m’avait aussi parlé à demi-mot de la relation discrète du prof de philo avec une de ses élèves. Elle avait évoqué sur le ton de la confidence la jalousie possible du gamin. Une rivalité amoureuse. Le cliché du prof irrésistible, la quarantaine flamboyante et les beaux discours sur l'être et le néant. Les jeunes filles en fleur dans le lit du mentor. Et le jeune con boutonneux jaloux du vieux beau. J'avais beau trouver la méthode pédagogique discutable, la demoiselle était majeure et j'espérais, vaccinée. Alors en bon flic, j'étais resté dans les clous et j'avais fermé ma gueule. Ça m’avait même rappelé un ou deux vieux souvenirs. Comme quoi la philo devait travailler les hormones. Parce que de mon temps, à François 1er, après chaque repas de Noël, c'était aussi un prof de philo qui avait l'habitude d'échanger ses vœux avec une de ses collègues. Ça se passait dans les toilettes du rez-de-chaussée et ça donnait des fins d'après-midi assez décoiffées. Ça aussi, c'était un secret de polichinelle.
            Le môme était sans doute moins fort en dialectique que son prof. Il était peut-être moins psychologue que l'assistante sociale. Il était certainement moins rompu que moi aux techniques d'investigation, mais il était bougrement plus intelligent que nous tous réunis. L'allusion aux amourettes des philosophes l'avait fait gentiment rigoler. Mais il avait bien compris que la provocation assumée de sa dissertation flirtait dangereusement avec le fil du rasoir. Il avait joué profil bas, refait un devoir plus conventionnel, présenté ses excuses. Tout s'était tassé. Bien sûr, je n'avais pas fait de rapport. En fait, je n'avais pas fait LE rapport.
            Ça peut paraître incroyable, mais, encore aujourd’hui alors que je pénètre dans l'enceinte du lycée pour la seconde fois en moins d’un mois, je ne suis pas certain d'avoir compris.
            Ça a bien changé depuis la terminale. L'entrée a été déplacée, on ne rentre plus rue Jean-Paul Sartre. La vieille pie responsable de la bibliothèque de mes années lycée vouait un culte sans bornes au philosophe. Si elle est toujours de ce monde, elle doit en faire une jaunisse. Le Bunker, c'était comme ça qu'on appelait la bibliothèque. Un îlot patrimonial défendu bec et ongles par un Cerbère féminin local. Pas d'ordinateurs, la photocopieuse sur le palier, on ne mélangeait pas la collection complète de la Bibliothèque Latine-Française de Panckoucke avec le Vulgate Electronicum. Et puis c'était un lieu historique. L'interminable table de chêne massif, classée à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques, était, parait-il, l'endroit où le Maître aimait à s'asseoir pour écrire.
            Si vous aviez satisfait aux exigences réglementaires et administratives qui vous permettaient de justifier votre présence dans ces lieux, le vieux dragon, coincé dans sa jupe droite et ses principes, ne pouvait s'empêcher de chuchoter :
– C'est ici que le Maître a probablement rédigé les meilleures pages de La nausée.
            En réponse à votre air étonné, elle s'empressait de susurrer :
– Du moins, il est indubitable que le personnage de l'Autodidacte émane de la puissance évocatrice du lieu.
            Si vous souhaitiez vous éterniser, il était de bon ton de hocher la tête d'un air inspiré.
            Passé l'immense hall vitré qui souligne la nouvelle entrée, les policiers en tenue jalonnent l'itinéraire, il suffit de suivre le parcours fléché. D'abord les arcades des deux cours intérieures et puis à gauche la porte massive qui défend l'accès à l'escalier. Le périmètre de sécurité, auréolé de rubalise jaune, commence ici. Sur les marches du bas, le documentaliste du moment a pris la couleur d'un ciel d'automne sur le bassin Vauban. Encore sous le choc, il repasse en boucle la même phrase au brigadier qui tente de le calmer.
- Tire-toi, il m'a dit. Toi, je t'aime bien, alors tire-toi. Vous vous rendez compte ?
            En haut, sur le premier palier, une autre porte de chêne. La vitre en demi-lune qui la surplombe est peinte d'un désuet Salle de lecture façon art déco. Quand on pénètre dans la pièce en faisant grincer le parquet, l'impression reste toujours la même. Une petite cathédrale du savoir. Des rayons comme des murailles et des échelles qui montent à l'assaut de la connaissance. Chêne massif à tous les étages.
            Et du sang. Du sang partout. Sur les chaises renversées, les vitres brisées. Sur les feuilles de cours dispersées qui tapissent le sol. Du sang sous les pas des médecins, des infirmiers qui évacuent les derniers blessés.
            Une fusillade au cœur d'un lycée. Moins meurtrière que les précédents européens, moins orchestrée que les évènements similaires aux États-Unis. De toute façon, un record sur le territoire français, mieux une première. Les médias vont adorer, les politiques s'en emparer. Et les avis concernés de tous vont noyer le poisson.
            Au fond de la salle, Lulu m'attend à côté des gars du labo qui prennent les derniers clichés.
            L'ironie du sort. À la grande table favorite de Sartre, le prof de philo est encore assis à la place présumée du maître. Sa tête repose entre ses bras. Des fragments de ce qui devait constituer un intellect honorable et honoré tapissent le mur en face de lui et le tas de copies qui lui sert d'oreiller, a pris une teinte écarlate. Il a été le premier servi. Deux balles à bout portant, dans la nuque, pour ne lui laisser aucune chance.
            La scène n'est pas difficile à reconstituer. Les témoignages récoltés iront probablement dans le même sens. Le môme est entré dans la salle vers huit heures. Le documentaliste, perché sur son estrade, n'a pas décollé le nez de son écran. L'ambiance était studieuse, l'air encore ouaté des fatigues du week-end. Quelques lecteurs matinaux, un ou deux égarés qui, pour une fois, négligeaient les flippers. Au fond, installé à la grande table comme à son habitude, le prof de philo tournait le dos à la porte d'entrée. Concentré sur ses copies ou savourant les ardeurs juvéniles du dimanche, il ne l'a sans doute pas entendu venir.
            Ensuite, cela a été plus désordonné. Comme un grand feu d'artifice, mais sans chorégraphie. Un besoin pressant d'en finir, une absence de motivation, de justification.
            Les autres victimes ont servi d'alibi. Un carton de fête foraine au petit bonheur. Des tirs approximatifs, beaucoup de blessés, des dégâts importants, un bruit du tonnerre pour faire croire un instant au déchaînement de l'enfer, pas d’autres décès à déplorer. De l'esbroufe, du vent. Une fusillade de dément pour masquer un crime passionnel. Le petit con a réussi son coup.
            Je lève les yeux sur Lulu. En réponse à ma question muette, il me montre un sac plastique à glissière qui renferme un pistolet automatique. Une simple confirmation. Un couperet sur mes dernières illusions.
            Quand la stupeur sera retombée, des voix s'élèveront pour fustiger mon aveuglement. Quand la surprise aura cédé la place à l'effroi et à l'indignation, on soulignera mes négligences. Il se trouvera des personnes pour écrire que, malgré mon expérience professionnelle et les nombreux signes d'alerte portés à ma connaissance, j'ai été incapable d'anticiper le drame et bien sûr d'éviter la tragédie.
            Tous. Tous auront raison. J'ai foiré dans les grandes largeurs.
Du menton, Lulu m'indique le bureau du documentaliste à l'autre bout de la pièce. Là non plus, rien n'a changé. Comme une petite chaire posée sur le sol, le bureau est bordé d'une rambarde pleine avec un portillon. Il faut le pousser, monter une marche pour s'asseoir et régner sur les lieux. Derrière le bureau, une porte s'ouvre sur le vestiaire.
            Il est là. Assis par terre. Le dos contre le mur, sous les portemanteaux. Les yeux fixes, déjà obscurcis d'un voile pâle. Comme un gosse qui fait exprès de salir son pantalon, il trône dans une flaque écarlate.
            Le gamin n'a jamais eu besoin de personne pour l'aider à compter. Deux balles dans la tête trop dure du prof de philo qui ne voulait rien comprendre, douze parties en arrosoir dans les boiseries de la salle de lecture et les malchanceux qui s'y trouvaient. Sur un chargeur de quinze, il lui en restait une. Quinze balles, toutes tirées par l'arme tachée de sang que Lulu m'a montré à l'instant. Un Sig Sauer 2022, le modèle en dotation dans la police nationale. Mon arme de service que mon môme a emportée ce matin au lycée pendant que je dormais encore. Juste après avoir consciencieusement nettoyé la table de son petit déjeuner.
            Il a encore les écouteurs de son iPod sur les oreilles. Si personne n'y a touché, je suis certain qu'une chanson y passe encore en boucle. Moi aussi, je déteste les lundis.

FRIC-FRAC AU HAVRE


FRIC-FRAC AU HAVRE
Muriel Meunier


Deux heures du matin. Les rues sont désertes. les fenêtres obscures. Le Havre est plongé dans le sommeil. Jean, qui conduit la camionnette, roule prudemment contrairement à son habitude. Avec ce qu'on a projeté de faire, y’a pas intérêt à attirer l'attention. Surtout pas celle des flics ! Dans l'habitacle, la tension est palpable. Personne ne parle, les gars veulent rester concentrés. Je laisse échapper un soupir. Un léger brouillard sort de ma bouche, puis meurt aussitôt. Il faut dire qu'il gèle à pierre fendre et qu'on n'a pas de chauffage. On remonte la rue Lafaurie. Le macadam, enduit de givre, est constellé de petits diamants. L'image est trop
belle. je ferme les yeux et le rêve s'installe. Une myriade de pierres précieuses miroite sous mes paupières... Un coup de coude de Jean me fait revenir à la réalité.

- C'est pas le moment de roupiller l
-J'dors pas!

Mon beau-frère, surpris par mon ton désagréable, me dévisage. J’esquisse un sourire pour ne pas lui montrer la trouille qui suinte par tous les pores de ma peau. Rassuré, son regard me lâche et se porte à nouveau sur la route. Nous passons devant l’Amirauté. La boîte de nuit, portes closes, se repose d'un week-end de musique et d'excès. Puis, c'est le
Fort de Toumeville.  Je profite du feu rouge pour me tourner vers les deux hommes qui nous accompagnent. Des potes à Jean, que je ne connais pas. Ils sont assis sagement à l'arrière
de la camionnette et n'ont pas bougé d'un poil depuis le départ. Comment font-ils pour rester si cool ? Je les admire, moi qui tremble de tous mes membres, et pas uniquement
à cause du froid !
A la hauteur du cimetière Sainte-Marie, nous bifurquons.Tout en longeant le mur, mon imagination me joue un sale tour et j'ai l'impression d'entendre des cliquetis d'os. Des
frissons me parcourent le dos. Quand j'étais môme, Jean, plus âgé que moi d'une dizaine d'années et déjà marié à ma sœur aînée, se faisait un malin plaisir à m'emmener dans
des endroits lugubres - comme les cimetières - pour me forger le caractère et faire de moi un homme, comme il disait. Je ne compte plus les fois où j'ai pissé dans mon froc…

Nous approchons du but. La pleine lune, immobilisée au-dessus des arbres de la place, dessine de longues ombres fantomatiques et balaye de sa lueur blafarde la façade de la
résidence pour personnes âgées. Je compte sur les anciens pour rester bien sagement engourdis au creux de leur lit au chaud sous les couvertures et espère qu'aucune insomnie
ne les conduira à la fenêtre. La rue Curie, plongée dans le noir,  est déserte. Mais qui, par une nuit pareille, songerait à mettre le nez dehors ?
La camionnette, tous phares éteints, s’immobilise contre le trottoir. La porte de l'entrée de service et de la réserve de la supérette se dessine dans le mur. A nous de jouer !
Sans bruit,  Jean et ses deux acolytes se coulissent hors du véhicule, cagoulés et outillés jusqu'aux dents. Pour des armoires à glace, ils sont plutôt agiles ! J'enfile avec
peine mon passe-montagne trop petit, tout en me demandant ce que je fabrique ici. Jean, qui m'a mis sur le coup, m'a assuré que le braquage du supermarché ne présentait aucun
danger : il n'est surveillé par aucun vigile et il n'y a pas non plus de chien de garde. J'ai accepté ce « travail » sans trop de difficultés sur les instances de ma femme. Elle dépense sans compter et, à force de vouloir vivre au-dessus de nos moyens, nous sommes criblés de dettes! Elle a encore insisté pour envoyer notre fils en classe de neige. Quatre cents euros, sans compter l'habillement! Bon, ça lui faisait vraiment plaisir au gosse... 
 J'ai une pensée pour lui lorsque je frictionne mon crâne en fusion sous le passe-montagne que je lui ai piqué pour faire le hold-up. Sa mère l'a tricoté pour qu'il n'ait pas froid, mais il l'a oublié. Peut-être exprès car c'est un vrai supplice de porter ce genre de truc qui gratte l

Chaque membre de la bande est à son poste. Moi,qui suis chargé de faire le guet, je scrute anxieusement les parages. Rien ne bouge dans la rue, personne aux fenêtres!
Le bruit de la chaufferie des immeubles voisins couvre celui qu'on fait pour fracturer la porte. Pourtant, l'inquiétude me gagne. C'est la première fois que je participe à un cambrio-
lage l Sous mon énorme blouson, récupéré dans une friperie pour la circonstance, avec mes gants et ce passe-montagne, la sueur m'inonde. Et puis la peur me noue les entrailles.
Mon sort est entre les mains d’inconnus. A part mon beau-frère. Je me souviens de ses paroles avant que je ne m'engage dans cette entreprise risquée :

«  Les gars sont des pros. Ils connaissent les lieux comme leur poche. Ca ne va pas nous prendre plus de dix minutes pour ressortir avec le coffre-fort ! »

Ressortir avec le coffre-fort... Rien que ça ? Jean. en connaisseur, m’avait expliqué que c'était plus efficace que de perdre du temps à l'ouvrir sur place. Puis, il avait ajouté: 

« Fais-moi confiance. je n'ai pas l’intention de t’emmener
dans une galère ! »   

C’est vrai, il a toujours été comme ungrand frère. Toujours à vouloir m‘entrainer là où ils allaient,ma sœur et lui, quitte à contrarier la frangine. Avec lui, je ne manquais jamais un match du HAC. Mais, je m'étais quand même inquiété.

- Et les cameras de vidéo-surveillance ?
Mon beauf s‘était marré :
- On s'en fout ! Ce genre de piste est inexploitable pour les flics, surtout si on a des cagoules. Et puis, chacun de nous aura un alibi en béton. Ils ne peuvent rien contre nous. je te dis ! »

Et cette nuit. nous y voila... Mes collègues n'ont pas un regard pour moi, concentrés comme ils sont sur l’ouverture de la porte. Après quelques instants, elle cède. Ils s'engouffrent dans la supérette. C'est alors que la panique me gagne. J'ai envie de ficher le camp ! Jean veut m'aider à me sortir de mes ennuis financiers avec ce qu'il appelle « un boulot lucratif » mais moi, je suis plutôt du genre pénard.
 
- Magne-toi! 

Mon beau-frère s'impatiente. Pensant au butin, je me raisonne. Après tout, on ne me demande pas la lune: mon rôle consiste a prêter main-forte pour transporter l’armoire d'acier. Je respire profondément, réajuste mon passe-montagne, ne dévoilant que mes yeux, et, à mon tour, je pénètre dans la caverne d'Ali Baba. Une fois a l’intérieur, je marche tête baissée, à pas de loup, rasant les rayonnages, dans l'espoir de passer inaperçu. Jean a beau dire que les cameras-vidéo ne servent pas à grand-chose... 
La lueur d’une torche électrique me guide. Etrangement, mon cœur reprend un rythme normal. Peut-être est-ce l'effet  d'entrer dans le vif de l'action ? Toujours est-il que je traverse le magasin, quasiment serein, et m‘introduis dans le bureau, un sourire sur les lèvres. Seulement, ma sérénité fond comme neige au soleil au moment où la lumière jaillit. Que se passe-t-il ? Est-ce qu’on est pris en flagrant délit ? Je jette des coups d'œil angoissés autour de moi. Jean a tout simplement allumé la lumière, par commodité. Il n'a vraiment peur de rien !
Tout de même, ils ont beau dire qu’avec nos cagoules on ne craint rien, je m’arrange pour me placer dos à la camera de surveillance. On n'est jamais trop prudent ! On s'arc-boute sur le coffre-fort, on le pousse, on le tire, sans précipitation mais énergiquement, puis on l’embarque
sans façon. Et tout ça sans qu'aucune parole ne soit échangée ! Toujours cagoulé, je réintègre ma place à l'avant du véhicule. On déguerpit par la rue du Bois au Coq, tels de grands spécialistes de la cambriole, voguant le cœur léger, vers la rase campagne, où on va se débarrasser de l‘encombrant coffre-fort.
Jean ne conduit plus, il est monté a l’arrière, et pendant le trajet, à la lueur du plafonnier, il force le coffre. Je ne vois pas ce qu‘il fait et je me morfonds. Le suspens est intolérable. Combien peut-il y avoir Ià-dedans ? La recette de tout un week-end ? Apres avoir remboursé mes découverts, je vais pouvoir offrir à ma femme un superbe voyage ! J’en suis là de mes réflexions quand, dans mon dos, jean pousse un hurlement. A tous les coups, le coffre est vide ! Je me retourne. Mon beau-frère, livide, agite une main tremblante dans ma direction.

- Ta cagoule !
- Quoi, ma cagoule ?

Il se précipite sur moi, me l’arrache brutalement et me la tend.
- Regarde ! Bon sang !Tu l’as mise sur l’envers!

Et alors ? Tout à coup, mon sang ne fait qu'un tour dans mes veines. Je revois ma femme marquer, selon les recommandations de l’instituteur, tous les vêtements de mon fils.
Les lettres de mon nom de famille, calligraphiées en rouge éclatant, se détachent de l’étiquette blanche. Je repense à la caméra de surveillance...

INCIVILITES


INCIVILITES
Suzanne Fleixas 
  
Quelle pagaille ! Jacqueline n’avait jamais vu ça. Pourtant les bibliothèques, ça la connaissait, depuis 32 ans qu’elle était documentaliste au collège Jules Vallès, là-haut sur le plateau. Elle s’y connaissait en étagères, en codes, en classement, en inventaires. Et elle avait eu à gérer des armées de stagiaires inexpérimentés, d’emplois jeunes mal dégrossis, d’enseignants en réadaptation qui sursautaient dès qu’un môme cognait une chaise ou faisait tomber un bouquin. Et avec elle ça roulait. On pouvait le dire, ça roulait. Tout était bien rangé, bien classé, et les gosses disaient bonjour en entrant et remettaient toujours les dictionnaires à leur place en partant. Sinon ils allaient apprendre la politesse ailleurs, non mais des fois ! Le principal avait bien essayé d'assouplir les règles pour obliger Jacqueline à garder les élèves à la bibliothèque coûte que coûte dès qu’ils avaient une heure d’étude, mais elle n’avait jamais cédé sur les principes : on dit bonjour en entrant, on ne parle pas tout haut, et on range tout ce qu’on a dérangé. Moyennant quoi, on peut tout lui demander. Si on n’est pas capable de se tenir correctement, on est viré. Dans son fief Jacqueline faisait la loi, et c’est tout.
Mais là, vraiment, c’était la pagaille. Des étagères avaient été renversées, les bouquins gisaient sur le sol, mélangés aux magazines, aux DVD. Certains avaient été piétinés, et beaucoup étaient maculés de sang. Tout ce sang ! Beaucoup de livres étaient sûrement fichus. Et cette bibliothécaire affalée sur son bureau des « prêts», la tête drôlement posée de travers sur un tas de livres en désordre ! Son collègue du bureau des « retours » la tête immobile rejetée en arrière sur sa chaise, la chemise toute éclaboussée. Cette autre employée couchée de tout son long par terre, répandant son sang à flots sur les pages des livres qu'elle portait sous le bras et qui s'étaient ouverts en tombant ! Quelle pagaille, vraiment !
- « Madame, Madame, bégaya le grand Ahmed derrière Jacqueline, une revue de motos à la main. J'ai rien fait Madame, tête de ma mère...tête de ma mère...
-  Si c’est tout ce que tu sais dire, je préférerais que tu te taises ! 
-  Madame, je crois qu’on ferait mieux de se tirer… »
Cette fois c’était Ali qui se décidait à l’ouvrir, encore tout agité de tremblements incontrôlés. Il avait tourné la tête vers Jacqueline, et la regardait de ses grands yeux noirs qui semblaient essayer de voir à travers elle, comme s’il cherchait une solution à un problème monstrueusement difficile. Et en fait, c’était un problème monstrueusement difficile.
            Ces gosses, c’était infernal. On se décarcassait pour eux, et voilà comment ils vous disaient merci. Jacqueline était de la vieille école : les gosses, c’est des gosses, il faut les faire marcher droit, c’est tout. Mais il faut aussi leur faire goûter aux belles choses. Les belles choses, tout le monde y a droit. Jacqueline habitait Le Havre depuis son enfance. Il y a quelques années, avec ses économies de documentaliste de l’Education Nationale, elle avait investi dans l’appartement d’un immeuble Auguste Perret, en plein centre ville, au dernier étage avec vue sur l’hôtel de ville, les jardins, l’avenue Foch en enfilade. C’était beau. Pas comme ces barres moroses et ces tours sinistres de Caucriauville qui entouraient son collège, avec les cages d’escaliers qui sentaient la pisse et les boîtes aux lettres défoncées. Jacqueline tenait à faire connaître aux gamins du plateau les beautés de leur ville, à leur faire faire du tourisme en quelque sorte, comme tous les étrangers qui débarquaient en autocar pour visiter le centre déclaré « patrimoine de l’UNESCO ». Elle réquisitionnait un aide-éducateur pour l’accompagner, ou un jeune prof encore plein d’énergie, on prenait tous le bus, et on débarquait place de l’hôtel de ville pour une heure de visite guidée par elle-même, avec terminus obligatoire à la bibliothèque municipale. Il fallait que les gosses en voient une vraie, et pas seulement un CDI de banlieue. Un CDI ! Un Centre de Documentation. La docu, comme ils disaient tous. Comme si on ne pouvait fréquenter les livres que pour se documenter ! Consternant.
            Evidemment cette fois, c’était un peu raté. Les étagères et les présentoirs n’avaient pas résisté à la panique générale, et les employés de la bibliothèque avaient l’air vraiment morts maintenant. En tout cas il y en avait trois qui pissaient le sang et qui ne bougeaient plus. La plupart des lecteurs s’étaient enfuis en hurlant, juste après la fusillade, renversant tout sur leur passage. Il ne restait plus que deux petits vieux hagards dans les fauteuils réservés à la lecture des journaux, muets, paralysés de trouille, incapables de réagir autrement qu’en fixant des yeux les corps inanimés des victimes. Deux petits vieux, et la plupart des collégiens immobiles eux aussi, regardant aussi les corps. Seule Xynthia, la grosse Xynthia, continuait à remuer frénétiquement les mâchoires, comme elle le faisait toujours pour torturer son éternel chewing-gum. Mais elle ne bougeait pas non plus, malgré son prénom d’ouragan. La jeune prof que Jacqueline avait réussi à débaucher pour cette sortie culturelle avait disparu.
            Et dire que tout avait si bien commencé! Il faisait plutôt beau pour un jeudi d’octobre. Pas trop chaud, mais beau. C’était l’essentiel pour profiter des reflets multicolores des vitraux de l’église Saint-Joseph. Un vrai feu d’artifice, toutes ces couleurs sur les piliers de béton. La jeune prof d’Arts Plastiques fraîchement débarquée de sa Provence natale s’était documentée avec sérieux sur la reconstruction du Havre, et avait bien expliqué aux élèves tous les détails des bas-reliefs sculptés sur les façades des immeubles de l’avenue Foch. Seulement, avec cet accent de lavande et de farigoulette, et les garçons de 3ème visiblement plus intéressés par ses petites fesses moulées dans son pantalon taille basse que par la représentation sculptée de la construction navale au coin d’une façade, on était bien obligé de constater que cette sortie automnale avait une allure un peu plus torride que d’habitude.
            Il faut faire feu de tout bois pour éveiller les jeunes consciences à l’Art, se disait Jacqueline, mais elle était quand même un peu énervée. Elle voyait bien que seuls Ali et Xynthia regardaient vraiment ce qu’il fallait regarder, le petit Ali avec ses yeux ronds comme des billes, et la grosse Xynthia avec les mouvements furieux de sa mâchoire en lutte contre le malheureux chewing-gum. Elle avait dit à Jacqueline : « Moi je veux être architèque », et s’était passionnée pour le travail sur l’architecture Perret mené avec dynamisme par la méridionale prof d’Arts Pla en transit cette année au collège Jules Vallès. Mais les autres ados plus ou moins boutonneux de la classe avaient passé leur temps à ricaner, à s'insulter, et à mater le derrière de la jolie prof.
            Et même Ali, son préféré, celui qui venait presque tous les jours au CDI pour lire, et qui lui avait emprunté des tonnes de bouquins en tous genres depuis qu'il était en 6ème, même Ali l'avait déjà bien énervée ce matin. Il n'avait rien trouvé de plus malin que de montrer en douce à ses abrutis de copains un revolver qu'il avait apporté au collège dans son sac à dos. Un vrai revolver! Un flingue, comme ils disaient tous en s'extasiant. Il avait eu beau se planquer derrière l'étagère des encyclopédies pour échapper à la vigilance de la « Mère Docu », comme ils la surnommaient tous, elle l'avait vu de ses propres yeux ranger l'arme dans son sac, quand elle était arrivée par surprise derrière lui après avoir fait le tour en passant par le présentoir des magazines, pour voir ce qu'ils traficotaient là-bas au fond. Elle aurait dû apporter immédiatement l'objet du délit au principal, et annuler la sortie. Mais Ali, qu'est-ce qu'il serait devenu? Il aurait été exclu, sans aucun doute. Un gamin si prometteur! Son frère aîné était en prison, mais il avait une grande soeur en 3ème année de médecine et il n'en était pas peu fier. Apparemment il voulait faire médecine lui aussi, plutôt que la prison. Une histoire comme ça risquait d'hypothéquer ses chances. Et puis c'était l'heure de prendre le bus. Elle réfléchirait après.
            En fait elle aurait sûrement mieux fait de réfléchir avant. C'était un peu tard maintenant. Elle se revoyait elle-même à 14 ans, empruntant des livres dans cette même bibliothèque municipale. A l'époque les jeunes n'étaient pas si arrogants, et elle encore moins que les autres. Elle avait toujours eu un peu peur des adultes. Ils étaient si bizarres. Ils avaient des lubies, ils vous engueulaient pour un oui pour un non, il valait mieux s'en méfier. On était quand même bien obligé de les affronter pour pouvoir demander un timbre à la poste, ou entrer avec les copines à la piscine municipale, mais ils étaient le plus souvent rogues et méfiants, et, sauf exception, on gagnait à les éviter. Un jour à la bibliothèque municipale, elle avait voulu emprunter un roman de Zola, dont elle avait entendu parler en classe de français. A 14 ans elle avait déjà épuisé toutes les ressources du seul « rayon pour les jeunes » auquel on avait droit avant l'âge de 15 ans, et dont les livres étaient judicieusement signalés par une pastille jaune. Elle avait éclusé Saint Exupéry et Mark Twain, et elle s'était aventurée ailleurs. Mais le livre choisi était marqué du sceau d'infamie de la pastille noire, celle qui désignait les ouvrages interdits aux mineurs. Devant l'air scandalisé de l'employé en uniforme, qui lui refusait le prêt en tapotant d'un index accusateur la pastille fatale au dos du livre, elle avait failli fondre en larmes. Mais elle avait osé insister, prétendant que c'était son prof qui lui demandait de lire ce livre. Il était allé en référer à son supérieur, et le supérieur avait fini par céder, en conservant cependant un air de réprobation bien marqué à l'égard d'une adolescente si mal encadrée par un corps professoral à la moralité douteuse. C'était tout ce qu'on pouvait attendre des adultes à cette époque: qu'ils cèdent en grinchant ou qu'ils vous engueulent, mais on ne pouvait pas les envoyer niquer leur mère ni quoi que ce soit d'autre. C'était absolument impensable. Aujourd'hui, les adultes semblaient plus aimables, mais c’étaient les jeunes qui étaient parfois si agressifs... Enfin, en général.
            La sortie culturelle en ville, que Jacqueline organisait chaque trimestre pour un groupe d'élèves de 3ème, se terminait obligatoirement par une petite heure passée à la bibliothèque municipale. Pas question d'y couper, Jacqueline y tenait dur comme fer. La bibliothèque, c'était une promesse de salut pour n'importe quel déshérité du plateau qui voulait vraiment s'en sortir. C'est là qu'elle-même avait tout appris. C'est là qu'elle s'était fabriqué une culture qui l'avait sortie de l'ignorance et du manque d'ambition de sa famille. Elle se devait de donner cette chance à Xynthia, à Ali, à d'autres encore peut-être. Non, aujourd'hui il n'y aurait sans doute que ces deux-là. Mais c'était toujours ça. Xynthia s'était d'ailleurs jetée sur le rayon Architecture, et la prof d'Arts Pla lui avait trouvé un livre sur Le Corbusier avec beaucoup de photos. Assise sagement sur un fauteuil un peu étroit, elle avait tourné lentement les pages en oubliant de mâcher son chewing-gum. Ali avait commencé par aller de son propre chef accomplir les formalités d'inscription, puis il avait fureté un bon moment entre les étagères, et avait fini par jeter son dévolu sur un gros livre qu'il avait entamé debout. Les autres feuilletaient des magazines, ou ne feuilletaient rien du tout. Affalés dans les fauteuils, ils continuaient à ricaner, à se chamailler, et Jacqueline les surveillait de près, attendant avec une certaine exaspération qu'il soit l'heure de reprendre le bus.
            C'est à ce moment-là, au moment où elle leur avait demandé de tout ranger pour se préparer à partir, que ça s'était produit. Ali avait pris la file d'attente devant le comptoir des prêts. Absorbée par la surveillance du rangement des magazines, Jacqueline n'avait perçu qu'un peu tard le ton des voix qui montait au comptoir près de la sortie. Elle s'était rapprochée vivement quand elle avait vu qu'il s'agissait d'Ali.
-        « Mais non, je l'ai pas abîmé, il était déjà comme ça! Je veux juste l'emprunter.
-        Ben tiens, comme par hasard, disait une blonde à lunettes à l'air revêche. La couverture est toute écornée, et le dos est même déchiré. Il y a bien une heure que tu farfouilles dans les rayons et que tu déranges tout. Si tu crois qu'on ne t'avait pas à l'oeil!
-        Je dérange rien! C'est quoi ces conneries? Et le bouquin, je l'ai juste ouvert pour commencer à lire! 
-        Eh bien c'est ce qu'on va voir. Brigitte, pouvez-vous venir s'il vous plaît? appela la blonde, faisant aussitôt accourir une petite femme aux cheveux gris et aux lunettes en pendentif sur son pull marron.
            Mais Jacqueline avait accouru elle aussi.
-         « Que se passe-t-il? Je suis documentaliste au collège Jules Vallès et c'est moi qui...
-         Ecoutez Madame, on ne vous a rien demandé à vous », répondit la blonde d'un ton cassant. Puis, se tournant résolument vers sa collègue, qui avait tout l'air d'être sa supérieure: 
-         «  Brigitte, ce jeune homme a dégradé un ouvrage...
-         Mais j'ai rien dégradé du tout! Y sont ouf ou quoi là-dedans?
-         Dites donc jeune homme, intervint la femme au pull marron, celle qui devait se prénommer Brigitte, d'où sortez-vous? On ne vous a jamais appris la politesse? On ne vous a jamais expliqué comment vous tenir correctement dans une bibliothèque, je suppose? »
      C'était donc toujours la même histoire. Il fallait toujours se battre contre des adultes méfiants et mal embouchés. Cette blonde à lunettes et cette Brigitte, et même ce chauve au regard mauvais qui suivait la scène, un peu plus loin derrière son bureau des « retours », Jacqueline avait l'impression de les avoir toujours connus, de s'être toujours heurtée à leur hostilité.
      Le coup partit si vite qu'elle en resta médusée quand la tête de la blonde s'effondra sur le bureau. Le chauve n’eut pas le temps de se lever : une balle en pleine poitrine le cloua sur sa chaise, et sa tête resta rejetée en arrière. Le hurlement hystérique de ladite Brigitte fut stoppé net par le claquement d'une nouvelle balle. Et maintenant il n'y avait plus un bruit dans la bibliothèque. Les gens étaient presque tous sortis en criant. Sauf ses élèves. Ils étaient bien éduqués, bien sûr: ils savaient qu'ils n'avaient pas le droit de quitter la bibliothèque sans avoir rangé tout ce qui traînait.
-         « Vraiment Madame, on ferait mieux de se tirer tout de suite, insista le petit Ali.
-         Oui, tu as raison. Prends ton livre, Ali, tu peux l'emprunter maintenant, répondit doucement Jacqueline. Venez les enfants, on rentre. »
      Elle considéra le revolver qu'elle continuait à braquer machinalement sur le corps étendu à terre, le bras bien tendu comme elle avait vu faire dans les films, et elle décida de le remettre dans son sac.