FRIC-FRAC AU HAVRE


FRIC-FRAC AU HAVRE
Muriel Meunier


Deux heures du matin. Les rues sont désertes. les fenêtres obscures. Le Havre est plongé dans le sommeil. Jean, qui conduit la camionnette, roule prudemment contrairement à son habitude. Avec ce qu'on a projeté de faire, y’a pas intérêt à attirer l'attention. Surtout pas celle des flics ! Dans l'habitacle, la tension est palpable. Personne ne parle, les gars veulent rester concentrés. Je laisse échapper un soupir. Un léger brouillard sort de ma bouche, puis meurt aussitôt. Il faut dire qu'il gèle à pierre fendre et qu'on n'a pas de chauffage. On remonte la rue Lafaurie. Le macadam, enduit de givre, est constellé de petits diamants. L'image est trop
belle. je ferme les yeux et le rêve s'installe. Une myriade de pierres précieuses miroite sous mes paupières... Un coup de coude de Jean me fait revenir à la réalité.

- C'est pas le moment de roupiller l
-J'dors pas!

Mon beau-frère, surpris par mon ton désagréable, me dévisage. J’esquisse un sourire pour ne pas lui montrer la trouille qui suinte par tous les pores de ma peau. Rassuré, son regard me lâche et se porte à nouveau sur la route. Nous passons devant l’Amirauté. La boîte de nuit, portes closes, se repose d'un week-end de musique et d'excès. Puis, c'est le
Fort de Toumeville.  Je profite du feu rouge pour me tourner vers les deux hommes qui nous accompagnent. Des potes à Jean, que je ne connais pas. Ils sont assis sagement à l'arrière
de la camionnette et n'ont pas bougé d'un poil depuis le départ. Comment font-ils pour rester si cool ? Je les admire, moi qui tremble de tous mes membres, et pas uniquement
à cause du froid !
A la hauteur du cimetière Sainte-Marie, nous bifurquons.Tout en longeant le mur, mon imagination me joue un sale tour et j'ai l'impression d'entendre des cliquetis d'os. Des
frissons me parcourent le dos. Quand j'étais môme, Jean, plus âgé que moi d'une dizaine d'années et déjà marié à ma sœur aînée, se faisait un malin plaisir à m'emmener dans
des endroits lugubres - comme les cimetières - pour me forger le caractère et faire de moi un homme, comme il disait. Je ne compte plus les fois où j'ai pissé dans mon froc…

Nous approchons du but. La pleine lune, immobilisée au-dessus des arbres de la place, dessine de longues ombres fantomatiques et balaye de sa lueur blafarde la façade de la
résidence pour personnes âgées. Je compte sur les anciens pour rester bien sagement engourdis au creux de leur lit au chaud sous les couvertures et espère qu'aucune insomnie
ne les conduira à la fenêtre. La rue Curie, plongée dans le noir,  est déserte. Mais qui, par une nuit pareille, songerait à mettre le nez dehors ?
La camionnette, tous phares éteints, s’immobilise contre le trottoir. La porte de l'entrée de service et de la réserve de la supérette se dessine dans le mur. A nous de jouer !
Sans bruit,  Jean et ses deux acolytes se coulissent hors du véhicule, cagoulés et outillés jusqu'aux dents. Pour des armoires à glace, ils sont plutôt agiles ! J'enfile avec
peine mon passe-montagne trop petit, tout en me demandant ce que je fabrique ici. Jean, qui m'a mis sur le coup, m'a assuré que le braquage du supermarché ne présentait aucun
danger : il n'est surveillé par aucun vigile et il n'y a pas non plus de chien de garde. J'ai accepté ce « travail » sans trop de difficultés sur les instances de ma femme. Elle dépense sans compter et, à force de vouloir vivre au-dessus de nos moyens, nous sommes criblés de dettes! Elle a encore insisté pour envoyer notre fils en classe de neige. Quatre cents euros, sans compter l'habillement! Bon, ça lui faisait vraiment plaisir au gosse... 
 J'ai une pensée pour lui lorsque je frictionne mon crâne en fusion sous le passe-montagne que je lui ai piqué pour faire le hold-up. Sa mère l'a tricoté pour qu'il n'ait pas froid, mais il l'a oublié. Peut-être exprès car c'est un vrai supplice de porter ce genre de truc qui gratte l

Chaque membre de la bande est à son poste. Moi,qui suis chargé de faire le guet, je scrute anxieusement les parages. Rien ne bouge dans la rue, personne aux fenêtres!
Le bruit de la chaufferie des immeubles voisins couvre celui qu'on fait pour fracturer la porte. Pourtant, l'inquiétude me gagne. C'est la première fois que je participe à un cambrio-
lage l Sous mon énorme blouson, récupéré dans une friperie pour la circonstance, avec mes gants et ce passe-montagne, la sueur m'inonde. Et puis la peur me noue les entrailles.
Mon sort est entre les mains d’inconnus. A part mon beau-frère. Je me souviens de ses paroles avant que je ne m'engage dans cette entreprise risquée :

«  Les gars sont des pros. Ils connaissent les lieux comme leur poche. Ca ne va pas nous prendre plus de dix minutes pour ressortir avec le coffre-fort ! »

Ressortir avec le coffre-fort... Rien que ça ? Jean. en connaisseur, m’avait expliqué que c'était plus efficace que de perdre du temps à l'ouvrir sur place. Puis, il avait ajouté: 

« Fais-moi confiance. je n'ai pas l’intention de t’emmener
dans une galère ! »   

C’est vrai, il a toujours été comme ungrand frère. Toujours à vouloir m‘entrainer là où ils allaient,ma sœur et lui, quitte à contrarier la frangine. Avec lui, je ne manquais jamais un match du HAC. Mais, je m'étais quand même inquiété.

- Et les cameras de vidéo-surveillance ?
Mon beauf s‘était marré :
- On s'en fout ! Ce genre de piste est inexploitable pour les flics, surtout si on a des cagoules. Et puis, chacun de nous aura un alibi en béton. Ils ne peuvent rien contre nous. je te dis ! »

Et cette nuit. nous y voila... Mes collègues n'ont pas un regard pour moi, concentrés comme ils sont sur l’ouverture de la porte. Après quelques instants, elle cède. Ils s'engouffrent dans la supérette. C'est alors que la panique me gagne. J'ai envie de ficher le camp ! Jean veut m'aider à me sortir de mes ennuis financiers avec ce qu'il appelle « un boulot lucratif » mais moi, je suis plutôt du genre pénard.
 
- Magne-toi! 

Mon beau-frère s'impatiente. Pensant au butin, je me raisonne. Après tout, on ne me demande pas la lune: mon rôle consiste a prêter main-forte pour transporter l’armoire d'acier. Je respire profondément, réajuste mon passe-montagne, ne dévoilant que mes yeux, et, à mon tour, je pénètre dans la caverne d'Ali Baba. Une fois a l’intérieur, je marche tête baissée, à pas de loup, rasant les rayonnages, dans l'espoir de passer inaperçu. Jean a beau dire que les cameras-vidéo ne servent pas à grand-chose... 
La lueur d’une torche électrique me guide. Etrangement, mon cœur reprend un rythme normal. Peut-être est-ce l'effet  d'entrer dans le vif de l'action ? Toujours est-il que je traverse le magasin, quasiment serein, et m‘introduis dans le bureau, un sourire sur les lèvres. Seulement, ma sérénité fond comme neige au soleil au moment où la lumière jaillit. Que se passe-t-il ? Est-ce qu’on est pris en flagrant délit ? Je jette des coups d'œil angoissés autour de moi. Jean a tout simplement allumé la lumière, par commodité. Il n'a vraiment peur de rien !
Tout de même, ils ont beau dire qu’avec nos cagoules on ne craint rien, je m’arrange pour me placer dos à la camera de surveillance. On n'est jamais trop prudent ! On s'arc-boute sur le coffre-fort, on le pousse, on le tire, sans précipitation mais énergiquement, puis on l’embarque
sans façon. Et tout ça sans qu'aucune parole ne soit échangée ! Toujours cagoulé, je réintègre ma place à l'avant du véhicule. On déguerpit par la rue du Bois au Coq, tels de grands spécialistes de la cambriole, voguant le cœur léger, vers la rase campagne, où on va se débarrasser de l‘encombrant coffre-fort.
Jean ne conduit plus, il est monté a l’arrière, et pendant le trajet, à la lueur du plafonnier, il force le coffre. Je ne vois pas ce qu‘il fait et je me morfonds. Le suspens est intolérable. Combien peut-il y avoir Ià-dedans ? La recette de tout un week-end ? Apres avoir remboursé mes découverts, je vais pouvoir offrir à ma femme un superbe voyage ! J’en suis là de mes réflexions quand, dans mon dos, jean pousse un hurlement. A tous les coups, le coffre est vide ! Je me retourne. Mon beau-frère, livide, agite une main tremblante dans ma direction.

- Ta cagoule !
- Quoi, ma cagoule ?

Il se précipite sur moi, me l’arrache brutalement et me la tend.
- Regarde ! Bon sang !Tu l’as mise sur l’envers!

Et alors ? Tout à coup, mon sang ne fait qu'un tour dans mes veines. Je revois ma femme marquer, selon les recommandations de l’instituteur, tous les vêtements de mon fils.
Les lettres de mon nom de famille, calligraphiées en rouge éclatant, se détachent de l’étiquette blanche. Je repense à la caméra de surveillance...

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