Suzanne Fleixas
Derrière la fenêtre
de sa grande chambre aux belles poutres apparentes, Michel observait avec
inquiétude la maison voisine, qu'on distinguait par-dessus le bouquet
d'arbustes au bout du jardin. Mais aujourd'hui, malgré le soleil printanier de
ce beau dimanche d'avril, il était sombre et inquiet, vraiment très inquiet. Et
cette inquiétude faisait renaître le souvenir d'une nuit d'octobre, il y avait
maintenant plus de trois ans, qui revenait le hanter parfois. Non qu'il en eût
vraiment beaucoup de remords, mais il commençait à se sentir découragé. Il ne
put s'empêcher de se repasser mentalement le film des événements.
Cette nuit-là,
comme d'habitude, Michel, bien réveillé, tendait l'oreille. Le cri d'un renard,
le froissement d'aile d'une chouette, rien ne lui échappait. Il avait toujours
tellement aimé les bruits de la nature! Il reconnaissait tous les oiseaux à
leur cri. Déjà, au Havre, quand il n'était encore qu'un adolescent, il se
retrouvait parfois au bord des larmes dans la joie d'avoir soudain perçu les
cris des martinets marquant le retour de l'été. C'était tellement plus émouvant
que les insupportables goélands qui envahissaient le ciel de toute la ville,
attirés par les toits plats des immeubles. Ici, à la campagne, c'était les
alouettes, invisibles et pourtant si présentes au-dessus des champs de blé ou
de lin, qui le rendaient heureux comme un enfant. Et la nuit, il pouvait se
laisser bercer par le doux chant des hulottes. Mais cette fois les battements de
son coeur perturbaient son ouïe si sensible. Il guettait l'explosion. Il
n'aurait pas pu dire depuis combien de temps il tendait l'oreille dans
l'attente angoissée de l'explosion libératrice. Un quart d'heure, une heure ?
Peut-être plus ? Peut-être ne se produirait-elle jamais ? Mais si, bien sûr. Il
faudrait sans doute patienter jusqu'à l'aube, qui n'était plus bien loin
maintenant, et faire semblant d'avoir été tiré du sommeil par un bruit
épouvantable. Il saurait le faire, il avait répété plusieurs fois la scène au
cours de ses longues soirées solitaires.
Cette fois, ce
serait son tour de faire un vacarme d'enfer dans ce trou du cul du monde.
Ironie du sort ! Car si Michel était venu s'installer il y avait déjà vingt ans
dans le village de Touffreville la Câble, c'était précisément pour trouver le
silence. Touffreville la Câble ! Ce nom lui avait tout de suite plu, encore
plus que Manneville la Goupil ou même Grainville la Teinturière, villages
cauchois aux appellations étranges, biscornues, pleines de sous-entendus
mystérieux, dans lesquels il avait visité quelques vieilles bicoques
insalubres, toujours classées « coup de coeur » par les agences
immobilières en mal d’imagination. Touffreville la Câble, c'était plus rude et
plus ingrat. Un nom pareil, ça éloignait forcément les badauds. Et la longère
qu'il avait achetée était si mal en point qu'elle ne s'était pas vendue bien
cher. Il l'avait entièrement retapée de ses mains, patiemment, pendant des
années, lors des heures de loisir que lui laissait son travail en quart, dans
une des nombreuses usines pétrochimiques de la zone industrielle de Gravenchon.
Là-bas, à
dix kilomètres à peine, le long de la Seine, c'était un enchevêtrement
épouvantable de tuyaux, de réservoirs, de torchères, qui bourdonnaient,
ronflaient et sifflaient jour et nuit. Le sacro-saint pétrole avait envahi
cette partie des rives de la Seine autrefois si paisible, et si l'on voulait
encore venir y admirer « l'or du soir qui tombe » cher à Hugo sur le
large fleuve, il fallait aussi être un amateur d'usines à gaz. Michel n'aimait
pas les usines à gaz, mais il fallait bien gagner sa vie. Il s'était retrouvé
très jeune plongé dans cet univers pestilentiel et bruyant, qui lui avait
permis cependant de quitter la petite
maison d'Aplemont, au Havre, dans la « ville haute », cette maison
dans laquelle les engueulades familiales quotidiennes dominaient le son des
radios musicales, réglées sur le volume maximum, qui s'échappait des fenêtres
de l'immeuble voisin dès qu'il faisait beau. « Que je t'aime, que je
t'aime », hurlait Johnny. « Salaud d'ivrogne! T'as encore picolé avec
les poivrots du chantier », répondait sa mère. Le travail ne manquait pas
à l'époque, et Michel s'était dépêché d'en trouver un sur la zone industrielle,
pour pouvoir prendre son indépendance. Il avait fini par se retrouver à
Gravenchon, au milieu des tuyaux et des fumées.
Mais vers
Touffreville, là-haut sur le plateau, c'était encore et toujours le règne des
herbages et des énormes vaches qui vous regardaient curieusement,
silencieusement. Quelques grosses fermes protégées par des talus plantés de
hêtres, de sombres bois, des mares bruissantes de grenouilles, des chemins
d'herbe et de boue, tout cela avait séduit Michel. Il s'était alors décidé à
quitter définitivement sa ville natale de béton et de courants d'air, où son
père avait durement gagné sa vie sur les chantiers navals. Il voulait revenir à
la terre, marcher sur ces chemins d'herbe et de boue, voir des régiments
d'arbres roussir en octobre, des tapis de fleurs enchanter les sous-bois en
avril, et percevoir les cris des vols d'oies sauvages. Il était fait pour la
terre. Il l'avait toujours su.
La terre, les
champs, les vaches, tout lui plaisait. Mais il y avait aussi les culs-terreux !
Comment avait-il pu oublier cet élément incontournable du monde rural ? Les
culs-terreux ! Tout à son attente anxieuse, l'oreille aiguisée jusqu'à la
limite du supportable, Michel en frémissait de rage. Il sentait ses mains se
crisper sur l'écorce du pommier qui lui servait d'appui, dans un coin du
jardin, près de la mare immobile et silencieuse à cette saison. De temps en
temps, un coup de vent agitait doucement les arbres tout autour. Des nuages de
feuilles se détachaient des branches et tourbillonnaient dans l'air froid en
scintillant toutes ensemble une dernière fois sous la lumière de la lune, dans
un froissement délicat. La surface de la mare luisait. On sentait encore
l'odeur des dernières pommes éparpillées sur l'herbe humide. Tout était si
paisible quand les culs-terreux dormaient.
Au cours des
années, petit à petit, il avait fait de sa chaumière un bijou au coeur du Pays
de Caux. Il avait accompli le gros oeuvre avec énergie et compétence, et
fignolé les détails dans un respect maniaque de la beauté et de la nature. La
haie de noisetiers, les gros buis taillés, les herbes aquatiques, et même la
famille de chats à moitié sauvages qui venaient faire la sieste en toute saison
sur l'appui des fenêtres de la grande cuisine, tout s'harmonisait dans une
sorte de perfection négligente.
Mais le cul-terreux voisin n'avait pas le sens
de l'esthétique.
C'était un
agriculteur. Un vrai, un gros et gras, un blond rougeaud, paysan de père en
fils et agriculteur de métier, avec une femme en tablier et un grand fiston aux
bottes boueuses toujours affairé à l'étable. Ses bâtiments rudimentaires
étaient proches de la jolie chaumière, mais un bosquet d'arbres judicieusement
placé en masquait la vue et limitait ainsi les dégâts. Inutile de se plaindre
de l'odeur des épandages dans les champs voisins, ni du tas de maïs broyé placé
de l'autre côté du chemin, recouvert par une bâche de plastique noire maintenue
par des centaines de vieux pneus. Les culs-terreux aimaient beaucoup les vieux
pneus et il y en avait sur tous les tas de maïs alentour. Alors pourquoi pas
sous les fenêtres de la maison de Michel ? Il fallait bien nourrir les vaches à
l'étable ! Que dire aussi des moutons non gardés qui franchissaient sa haie et
ruinaient bien souvent ses tentatives de plantation ? Le gros rougeaud semblait
ne pas comprendre les requêtes de son voisin à ce sujet. Et de toute façon,
tout cela était monnaie courante sur ce plateau normand. Qui pouvait s'en
plaindre ?
Michel avait
donc fini par s'accommoder de tout cela. Mais la véritable nuisance,
l'irritante et insupportable nuisance, c'était le bruit du tracteur. A
n'importe quelle heure de la journée, n'importe quel jour de la semaine, le
paysan démarrait son moteur et le laissait chauffer une petite demi-heure dans
sa cour, le long du jardin. Puis il grimpait sur l'engin, s'éloignait
lentement, bruyamment, et ne tardait pas à revenir. Il avait tellement de
raisons de promener son imposant tracteur qu'il n'avait jamais vraiment tenu
compte des demandes réitérées de Michel qui cherchait des arrangements pour « réduire
les nuisances », comme il disait, et qui avait même fini par porter
plainte à la mairie. Mais le maire lui aussi avait un beau tracteur... La
limite avait été franchie quand le gros Cauchois stupide avait fait installer
un autoradio sur son engin. Quel bonheur ! Il pouvait écouter RTL du matin au
soir en plein air, et c'est vrai que les « Grosses têtes », ça
faisait passer un bon moment. Il était devenu quasiment impossible de laisser
une porte ou une fenêtre ouverte sans entendre le bourdonnement exaspérant de
la radio du tracteur.
Mais cette fois,
c'était bien fini. Michel avait enfin trouvé le moyen de se délivrer d'un coup
de toutes ces agressions permanentes. Dans quelques minutes, quelques secondes,
la ferme allait être soufflée par une explosion radicale. Plus de tracteur,
plus de radio ! Le silence, le frisson du vent, les croassements d'un corbeau
peut-être, et rien d'autre. Durant les longues journées de pluie de l'automne
normand, Michel avait eu tout le loisir de mettre au point sa solution finale.
Il avait toujours une grosse bonbonne de gaz d'avance pour sa gazinière. Il
l'avait donc équipée d'un tuyau, dans lequel il avait emboîté un autre tuyau
plus fin, capable de s'insérer dans le trou d'un vitrage un peu cassé d'une
fenêtre de la cuisine de son voisin. Il avait attendu la fin de la nuit, et
avait porté précautionneusement la bonbonne à l'endroit adéquat. Il avait pris
soin d'appeler doucement le vieux chien, qui le connaissait bien, avant
d'entrer dans la cour. Après les caresses d'usage, et une petite friandise, le
chien était allé se recoucher. Il avait alors pu opérer tranquillement sous la
fenêtre de la cuisine. Tenant la bonbonne à l'envers, il avait laissé le gaz
liquide couler et s'évaporer à l'intérieur, par le trou. Puis il l'avait
rapportée chez lui. Maintenant il attendait. C'était l'heure où le gros
imbécile et son fils se levaient pour la traite des vaches. Peut-être
sentiraient-ils l'odeur avant d'entrer dans la pièce, mais de toute façon ils
iraient allumer la lumière pour mieux voir de quoi il retournait. Et tout
sauterait.
Et tout avait
sauté. Michel lui-même s'était retrouvé à plat ventre dans l'herbe, surpris
malgré tout par le bruit épouvantable de l'explosion tant attendue, tremblant
de peur et de joie mêlées. Les vitres des fenêtres de sa chaumière s'étaient
brisées sous le choc. Il s'était relevé lentement, et s'était approché de la
maison du fermier en contournant le bosquet qui l'en séparait. Les fenêtres
avaient été soufflées et des cris de femme s'en échappaient, mêlés aux
aboiements du chien qui sautait dans tous les sens au fond de la cour, se
maintenant cependant à une distance prudente. Dans la cuisine, des flammes
commençaient à prendre de l'ampleur. Michel rentra chez lui, et attendit encore
une minute avant d'appeler les pompiers.
L'enquête
fut brève. Sans nul doute les Crochemore, agriculteurs de père en fils à
Touffreville la Câble, avaient été victimes d'une fuite de leur vieille
gazinière. Leur maison avait brûlé, et le village s'était retrouvé endeuillé
par ce déplorable accident. Mme Crochemore en avait heureusement réchappé, et
était partie vivre chez sa fille, à Gruchet le Valasse. Elle avait mis la ferme
en vente, du moins les bâtiments et le terrain, car la maison était détruite.
Un promoteur avait acheté le tout et fait viabiliser le terrain, devenu un
lotissement pavillonnaire. Michel avait dû supporter le ballet incessant des
camions de terre, des pelleteuses, des rouleaux compresseurs. Il avait enduré
les bétonneuses et les ponceuses, et regardé sortir de terre les maisonnettes
de parpaings, attendant avec impatience la fin des travaux qui lui rendrait la
paix.
A l'automne
dernier, le vacarme cessa enfin. Toutes les maisons s'emplirent en quelques
semaines de meubles et de familles. Les citadins voulaient vivre à la campagne.
C'était tellement plus calme, et pour les enfants, c'était si agréable d'avoir
un jardin. On pourrait mettre une balançoire, et faire des barbecues les
dimanches de beau temps.
On était
justement dimanche et il faisait très beau. De sa fenêtre, Michel avait vue sur
un pavillon blanc, un de ces pavillons pareils à des milliers d'autres. C'était
l'une des dix maisons toutes neuves du tout nouveau lotissement, plantée au
milieu d’un gazon encore embryonnaire, comme tous les gazons des autres
pavillons. Et en plein milieu, trônait l'un de ces jolis petits tracteurs de
poche si faciles à manier, qu’on venait manifestement d'acheter en vue des
tontes prochaines. Le maître de maison n'avait pas résisté à l'appel du
tracteur... C'est qu'il y avait de la surface à tondre, mine de rien !
Cessant de ruminer, Michel chassa de son esprit le souvenir toujours un peu
perturbant de cette nuit agitée d'octobre, et du vacarme de l'explosion. Après
tout, les Crochemore n'avaient eu que ce qu'ils méritaient, et les pavillons
étaient tout de même un moindre mal. En attendant, il allait se changer les
idées en s'occupant de son carré de potager au fond, près de la haie.
Courbé sur ses rangs d'échalotes, occupé à
remettre en place celles qui avaient été déterrées par ces voyous de chats, il
perçut soudain au loin, du côté des dernières maisons du lotissement, le
chuintement si caractéristique d'un Karcher. Apparemment c'était jour de grand
nettoyage. Michel se concentra sur sa tâche, puis brusquement se redressa.
Cette fois il ne pouvait plus ignorer le danger, qui se rapprochait. C'était
bien le vrombissement d'un taille-haie qui venait emplir son oreille. Là-bas,
chez le voisin du voisin, on tenait déjà à niveler sans pitié la tête des tout
jeunes lauriers qui osaient défier la perspective rectiligne imposée par les
canons du bon goût pavillonnaire. Combien de temps faut-il à un mâle de
lotissement pour parachever la taille d'une haie, se demandait Michel ? Mais le
démarrage d'une débroussailleuse qui s'attaquait au talus du bord de la route
l'empêcha de mener à bien son évaluation.
C'est alors que
le sifflement d'une scie sauteuse entra en scène, dominant tous les autres
bruits, rapidement rejoint par le nasillement si familier d'une radio à mélodies
et jingles publicitaires pleins d'entrain. Le voisin tout proche, celui de
derrière la haie, profitait de cette
belle journée pour bricoler devant son garage, et la voisine faisait son ménage
en musique. « Ra-dio-Nos-tal-gie! » psalmodiaient les choeurs.
« Que je t'aime, que je t'aime », enchaînait Johnny. Michel se
demanda combien il lui faudrait de bonbonnes de gaz.
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