TO HAVRE OR HAVRE NOT


TO HAVRE OR HAVRE NOT
Dom Roy




"Paris doit s’ouvrir sur la mer", voilà la dernière marotte du conseiller du Président. Du coup, c’est bibi qu’on envoie étudier une partie de la question, la partie sulfureuse. Le Havre, retour à la case départ, à mes folles années. Si à l’époque quelqu’un m’avait prédit ce que je deviendrais, il en aurait pris deux bonnes, et, si aujourd’hui quelqu’un me reproche ce que je suis devenu, ça sera le même tarif. Je suis un homme de coups. De coups bas. Dieu merci, les chances de croiser une vieille connaissance lors de cette mission sont rares, quant aux chances d’être reconnu, elles sont quasi nulles. Trente piges au service de l’état, ça vous change un homme.
J’ignore s’il en va de la mémoire comme de la Seine, toujours est-il que c’est juste après Rouen que les méandres de mon âme torturée ont recraché un passé que je croyais enfoui à jamais. Je pensais en avoir fini avec Le Havre, avec ma vie d’avant, avec ce qu’on appelle communément le bon vieux temps. Mais non. Tout m’est revenu en pleine tronche. D’un coup. 1975, la salle François 1er, les Dogs en première partie de Little  Bob Story et Sylvie qui dandinait son petit cul. À l’époque, je n’aurais jamais pensé que le cul de Sylvie m’emmènerait au bout du monde, j’attendais juste qu’il m’emmène au bout de la nuit. J’avais quinze ans, elle seize et elle n’avait d’yeux que pour les types plus vieux, ceux qu’avaient une bécane, comme ce sale con de Nono. Ma gueule d’intello ravagée par l’acné, elle n’en avait rien à cirer. J’étais juste bon à faire ses devoirs de maths. Ce n’est que plus tard, dans les années quatre-vingt, que j’ai pu vérifier si le cul de Sylvie était à la hauteur de mes rêves d’ado. Finalement, ce sont mes rêves qui n’étaient pas à la hauteur.  On ne se voyait que le week-end, et encore, pas tous. J’étais descendu à Paris pour étudier, mon architecte de père tenait absolument à ce que je fasse l’École Centrale et ma mère me suppliait d’écouter papa. "Fais confiance à ton père, c’est un visionnaire. Regarde ce que des gens comme lui et Perret ont fait de cette ville qui n’était qu’un tas de ruines. Fais ce qu’il te dit, ce n’est pas pour t’embêter, c’est pour ton avenir, fais nous confiance." J’ai fait confiance et quelque chose me dit que si ma mère l’avait connu, mon avenir, elle aurait préféré que je sois docker.
Les années quatre-vingt, Closer Records, Fixed Up, les City Kids, Le Havre était encore la place forte du rock en France, le petit Robert avait fait école. Il ne manquait que Thatcher pour que ce soit l’Angleterre. Avec Sylvie, on courait les concerts. Le rock, je m’en foutais un peu, mais Sylvie adorait et me traînait dans les endroits interlopes de la ville. Ses potes avaient tous cet air de loser magnifique qu’il était bon d’arborer à l’époque. Moi, si je m’étais débarrassé de l’acné, mon côté intello studieux suintait par tous les pores de ma peau. Cette bande de cons m’avaient surnommé "la tache". Faut dire que depuis que l’acné m’avait lâché la grappe, on ne voyait plus que la tache de vin en demi-lune qui marquait ma tempe droite, la même que mon père et mon grand-père. Heureusement qu’à part ça j’avais une bonne gueule. Enfin, assez bonne pour Sylvie, et pour moi, c’est tout ce qui comptait. Ils avaient tous du mal à encaisser que Sylvie soit avec un type comme moi, surtout Nono. De quoi se plaignaient-ils ? Je leur avais laissé la musique, le chômage et les docks.
Je partageais mes fins de semaine entre Sylvie et la famille, pas simple de concilier les deux. Ma mère ne comprenait pas que je me sois amouraché d’une vulgaire caissière. Quant à mon père, s’il comprenait le besoin hygiénique d’une telle relation, il ne cessait de me mettre en garde ; "surtout ne l’engrosse pas !" qu’il disait le paternel. Ils m’avaient eu sur le tard, presque un miracle, et, croyez-moi, ce n’est pas simple d’être élevé par des vieux, à l’ancienne. Je pensais que ma vie serait plus facile une fois que la voiture de mes parents eut percuté un arbre me laissant orphelin à vingt ans. J’ai revendu l’appartement, ça plus les économies de toute leur vie, ça me faisait un beau petit pactole. J’ai réorganisé ma vie, la semaine à l’école et le week-end au Havre, chez Sylvie. Jamais elle n’a voulu m’accompagner à Paris et, croyez-moi, ce n’est pas faute d’avoir insisté. Elle n’en avait que pour cette ville du Havre qui commençait à me sortir par les yeux Je me suis toujours demandé ce qui la retenait ici. Ce n’était quand même pas le boulot, merde ? ! Caissière, s’il y a bien un job qu’on peut faire partout, c’est celui-là non ? !
J’arrive au centre-ville, j’avais oublié que ça ressemblait vaguement à New York à la campagne, il ne manque que King Kong qui s’agite sur le clocher de l’église Saint Joseph. Je rejoins l’hôtel, au cœur du triangle monumental. Je m’installe et vais me promener histoire de me dégourdir les jambes. Tout est d’équerre, le plan milésien est respecté à la lettre, s’il n’y avait pas la langue et cet accent si particulier que j’ai eu un mal fou à perdre, on pourrait se croire sur la côte est des USA. Alors que je l’avais complètement oubliée, je suis obsédé par Sylvie, les bons moments que nous avons partagés juste après la mort de mes parents puis, la lente déliquescence de nos relations. Tout a commencé par un très gros clash, elle m’a viré comme une merde mais je suis revenu, j’ai imploré et elle m’a refait une place dans sa vie. J’ai joué la montre, j’ai dit qu’on était jeunes, qu’on avait tout le temps de faire un marmot, vu que pour elle, y’avait plus que ça qui comptait. Malgré cette première dispute, nos relations sont restées au beau fixe. Sylvie parlait d’avenir, c’était comme si le fait d’en causer lui donnait l’illusion d’en avoir un. Je l’entendais plus que je ne l’écoutais et trouvais cocasse qu’une adepte du No Future ait des envies de bambins et de maison sur la côte. À Honfleur s’il vous plaît. De temps en temps, furtivement, j’essayais de lui dire qu’il y avait d’autres horizons que Le Havre, mais rien à faire, elle semblait ancrée dans cette ville. Pourtant, merde ! L’horizon, au bord de la mer, on doit savoir ce que c’est ! Alors bon, j’ai pris le taureau par les cornes et sauté sur une occase en or : Les Cramps jouaient à Paris, cette fois, elle ne pouvait pas refuser l’invit’.
Je pensais bien qu’elle resterait au moins la semaine, mais pensez donc, deux jours, elle est venue ! Et quand je dis deux jours, c’est deux jours et une nuit, celle du concert bien sûr. Après les Cramps, on a fait la tournée des grands ducs, mais rien ne semblait lui faire plaisir. Elle n’avait qu’une envie : raconter le concert à ses potes, "il va en faire une tête le Nono !" Nono ! Je l’avais oublié celui-là ! En même temps, y’a pas trop de raison de s’encombrer la mémoire pour ce genre de trouduc. Un grand escogriffe malingre et ébouriffé qui passait son temps "au local", comme il disait, avachi sur une guitare électrique dont il n’arrivait pas à tirer grand chose. Je savais bien que cinq, six ans plus tôt, Sylvie et lui avaient eu une aventure. C’était lui le grand con qui avait embarqué Sylvie en bécane après le concert de Little Bob. J’ai jamais pu blairer ce connard, toujours fourré dans les jupes de Sylvie, toujours à minauder avec sa tronche de cake. Vraiment l’archétype du parfait branleur, mais bon, les autres l’avaient tous à la bonne, c’est toujours lui qu’avait du shit.
C’est après cette escapade parisienne que tout est parti en quenouille. Chaque week-end, je la retrouvais un peu plus morose et abattue. Petit à petit, elle perdait sa joie de vivre. Ce qui me surprenait c’est qu’en semaine, au téléphone, tout avait l’air d’aller, le seul truc qui me saoulait c’est qu’elle parlait un peu trop de Nono à mon goût. Plus le temps passait, plus je la trouvais maladive pour ne pas dire glauque. Quand j’ai découvert les traces de piqûres sur son avant-bras, j’ai compris. Ça devait arriver, à force de traîner avec les loquedus qui lui servaient de potes, elle a fini par faire les mêmes conneries qu’eux. Moi, j’avais bien dû tirer sur deux, trois joints histoire de donner le change, mais je n’étais pas allé plus loin et n’y tenais pas. Nous nous sommes séparés brutalement ; dégoûté, je n’ai même pas ouvert les quelques lettres qu’elle m’envoya à Paris une dizaine de mois plus tard. J’avais coupé les ponts. Définitivement. Exit Le Havre.

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Mes études brillamment achevées, ce fut le service militaire. Je me suis découvert une passion pour les armes et le combat que je ne me soupçonnais pas. C’est là que "le service", comme on l’appelle pudiquement entre nous, m’a repéré puis recruté. J’ai officié un peu partout sur la planète, surtout en Afrique. J’ai fait des gouvernements, j’en ai défait, j’ai même remis au pouvoir des chefs d’état dont j’avais ourdi la destitution. J’ai aussi sévi dans l’hexagone, traqué et éliminé quelques terroristes, retourné quelques leaders politiques et syndicaux. Pour simplifier, on peut dire que j’ai arrangé pas mal de choses. Je lisse. Dans le sens du poil. Si vous vous le demandiez, vous savez maintenant à quoi servent les fonds secrets, enfin… en partie. Maintenant que j’ai pris du galon, je fais dans l’analyse de risque, j’anticipe, je ne corrige plus. Là, je suis chargé d’étudier les dangers que représente l’expansion du trafic fluvial entre Le Havre et Paris. Mes chefs redoutent que le développement de cet axe pour dynamiser  l’économie de la vallée de Seine et de l’Ile-de-France n’ouvre une nouvelle voie aux trafiquants de tous poils. Dans un premier temps, je suis venu étudier les méthodes qu’utilisent les douaniers locaux. Avec le CELTIC (cellule d’étude et de lutte contre les trafics illicites par conteneurs), ils sont à la pointe du progrès et obtiennent des résultats prometteurs. Drogues, contrefaçons de cigarettes, de médicaments, de produits de beauté, c’est dingue le nombre de saloperies qui transitent par le port du Havre et, quand on voit ce qu’on arrive à intercepter, il n’est pas compliqué de calculer tout ce qui arrive à passer.
On dit "con comme une valise sans poignée", on ferait mieux de dire con comme les souvenirs. Alors que je pensais déambuler au hasard, pour tuer le temps, je me rends compte que je suis avenue Foch, à une portée de flèche de l’appartement où j’ai grandi. J’ai des réminiscences des promenades dominicales, j’entends encore mon paternel expliquer au gamin que j’étais la signification des bas-reliefs ornant les immeubles : "Ils représentent les grandes personnalités du Havre, ils relient la ville neuve à son passé enfoui." Aujourd’hui, je les regarde d’un autre œil, et me dis que je suis un peu une métaphore de la ville à moi tout seul. Pour éviter de sombrer dans une torpeur mélancolique, je presse le pas et décide de rejoindre la Porte Océane. J’ai besoin de voir le large, de sentir les embruns. J’étouffe. Normalement, je ne me retourne jamais sur ma vie, j’avance. Quand  je regarde derrière moi, c’est juste pour vérifier que je n’ai pas laissé de témoins embarrassants ou de preuves compromettantes. J’aime les places nettes.
La nuit commence à tomber, cela doit bien faire une heure que je scrute l’horizon prenant bien soin de tourner le dos à la cité. Faut que j’évacue, sinon cette ville va me coller le bourdon, ce n’est quand même pas à cinquante piges que je vais commencer à me vautrer dans la sensiblerie. Il commence à cailler, la plage est déserte. Plutôt que d’aller dîner, je décide de continuer ma promenade le long de la mer. J’entends des sons de basses vaguement étouffés, plus j’avance, plus le son est présent. Je distingue à quelques centaines de mètres devant moi un petit attroupement d’une douzaine de personnes. J’arrive presque à leur hauteur, des petits cons à capuches qui regardent trois de leurs congénères en pleine démonstration de rap. Pendant qu’un des trois fait un semblant de batterie avec la bouche, les deux autres déversent un flot de paroles agressives et revendicatives. Ça rime comme ça peut et le cul de la maréchaussée en prend pour son grade. Tout absorbés qu’ils sont par l’affligeant spectacle, ils ne me voient pas. "Quand je vois un flic, ça me file la trique, faut que je les nique ces connards cyniques…" J’écoute cette diarrhée verbale en me disant que finalement, le rock, ça avait du bon. Je regrette de ne pas avoir un bon vieux lance-flammes histoire de faire griller ces petites racailles. Ça ne serait pas très bon pour mon bilan carbone, mais ça soulagerait mes nerfs et allègerait le fardeau de notre société décadente. Pour éviter la gangrène, faut amputer.
Je suis toujours là, à dix mètres d’eux quand soudain, y’en a un qui me repère et m’invective. Tout s’arrête d’un coup et je devine, sous les cagoules, douze paires d’yeux qui me dévisagent. "Whoua le narvalo kesse tu fous là ? Tu cherches l’embrouille ou quoi ? T’es tout seul dans ton costume ? On va te dépouiller ta race !" Comme un gros naze, j’ai laissé mon Glock dans le coffre de la chambre d’hôtel, ça ne va pas être simple de calmer ces douze excités avec ma matraque télescopique. Autant frapper d’entrée. Un grand coup. Je mouline, j’en fauche quatre, cinq qui filent sans demander leur reste. Trois pleutres profitent de l’agitation pour détaler. J’ai encore les quatre plus enragés sur le dos. Y’en a un qui m’éclate une bouteille sur le front. Je pisse le sang, je ne vois plus grand chose mais je tiens la route. J’en allume trois à grand renfort de matraque et de coups de lattes et le dernier se barre sans demander son reste. D’un revers de manche, j’essuie le sang qui macule ma tronche, la blessure est superficielle, juste le cuir chevelu. Je me prends une montée d’adrénaline et part à la poursuite du dernier, il a à peine cent cinquante mètres d’avance et a l’air d’en chier. J’arrive à lui recoller au train, le fauche et, fou de rage lui éclate le bide à grands coups de pompes. Comme si ça ne suffisait pas, je l’achève à la matraque, je lui éclate la poitrine vu qu’il protège sa tête entre ses bras. Il ne bouge plus et moi, je suis soulagé. Rien de tel qu’une bonne ratonnade pour vous requinquer un homme. Je me penche sur ma victime, fouille ses poches et trouve un pauvre porte-cartes avec ses papiers d’identité. Jérémy Rollin, né le 27.09.1985. Rollin… Le nom de famille de Sylvie. J’approche la flamme de mon briquet de la carte d’identité mais distingue mal les traits de ce défunt petit con. Je me penche et éclaire sa tronche avec mon Zippo. Je vire sa capuche et regarde sa sale petite gueule. Il a une tache de vin en forme de demi-lune sur la tempe droite.

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