Louise Balem
-
A votre bon cœur, messieurs dames …
Mais leur cœur, c’est comme les
pandas, en voie de disparition. Ma soucoupe reste vide, hormis un chewing-gum
tout gluant lancé par un adolescent boutonneux en quête de castagne. Je ne lui
ai pas offert ce plaisir, je suis trop vieux pour la baston . J’ai saisi ce
don dérisoire et l’ai porté comme une
hostie jusqu à ma bouche. Il avait encore un peu de saveur. Un léger parfum de
réglisse, ça m’a rappelé mon enfance, quand j’avais encore un toit. Le dégoût
qui s’est peint sur la face du blanc-bec m’a réchauffé le cœur. Force est de
constater qu’avec l’âge mes victoires sur la société deviennent de plus en plus
mesquines. Autrefois, je lui aurais éclaté le beignet contre un pilier. Cependant
je sais avec l’expérience que, pour faire la manche, le chewing-gum est
contre-indiqué : il rend l’élocution pâteuse et les gens croient que j’ai
bu. Ce qui n’arrange pas mes finances, pour
l’artiche, il faudra repasser.
Mon parcours est variable dans le
centre commercial car je dois éviter les vigiles qui me jetteront dehors si je
suis harponné. Le SDF qui mendie dans l’antre du capitalisme indispose la
clientèle. J’aime m’arrêter devant les restaurants de la galerie marchande pour
y regarder les riches s’empiffrer. ça
les gêne de se sentir observés. La misère, les nantis ne la supportent qu’au Journal
de vingt heures. C’est normal, la plupart sont cathos : ils doivent
faire preuve de compassion s’ils veulent grimper au ciel. Avec leurs grosses
fesses, leur ange gardien va avoir du boulot pour les hisser là-haut.
Il règne un froid de canard au centre
René Coty malgré la climatisation. Mais la foule indifférente n’a pas l’air de
s’en plaindre. Je regarde défiler ces claque-fric
emmitouflés dans leurs beaux anoraks, ces tâcherons de la consommation, si
absorbés à gaspiller leur vie insignifiante dans des frivolités qu’ils ne
prêtent aucune attention aux hommes qui, près
d’eux,
crèvent de faim. Il faut les voir, ces rupins pleins aux as qui dilapident une
fortune dans du foie gras au supermarché. J’en ai eu des vertiges à
calculer le nombre de boîtes de cassoulet que j’aurais pu acheter avec une
seule tranche de cette daube. D’accord, sans cuisson, le cassoulet pèse un peu
sur l’estomac mais c’est meilleur que les nouilles crues.
Soudain, une passante semble
s’intéresser à mon sort :
-
Dites-moi, mon brave, comment en êtes-vous arrivé là ?
-
J’ai perdu mon boulot, ma bergère m’a foutu dehors.
Et j’ajoute pour
l’apitoyer :
-
ça fait treize ans que j’ai pas vu mes gosses.
-
Le schéma classique de la disparition sociale, la
spirale infernale de la déchéance, pontifie-t-elle d’un ton sentencieux.
Pour un peu, je
sortirais mon tire-jus pour pleurer sur mon sort.
-
Et où dormez-vous ? s’enquiert cette commère.
-
Pour lit j’ai le bitume, pour baldaquin les étoiles,
déclamé-je en levant les yeux vers les néons du hall.
J’ai souvent remarqué qu’un peu de
poésie ouvrait le porte-monnaie de la gente féminine.
-
C’est intolérable ! A notre époque ! glapit-elle
en agitant un tarin à trier les lentilles. Mais que fait donc le
gouvernement ?Tenez, mon brave, dix centimes. Pour vous acheter du pain,
hein, pas de l’alcool. Et d’extraire une minuscule piécette de son gros
portefeuille en agneau.
Toujours le même refrain , la même
pingrerie.
Hier, un saint-Bernard en jupons m’a saisi
le bras d’un air autoritaire pour me traîner jusqu’à l’Armée du Salut. J’ai eu
beau lui riposter que je préférais m’en sortir seul, la grognasse s’est
agrippée à mon manteau comme une bernique à un rocher. Si encore elle avait été
belle, mais son air constipé et sa taille de cachalot n’incitaient guère à
effeuiller la marguerite. Je lui ai faussé compagnie en prétextant une envie de
pisser. Je suis sorti en fourbe par la
porte de secours qui jouxte les toilettes. Par chance, j’ai réussi à l’éviter
ce matin, l’hystérique quêtait pour sa prison devant la porte rotative, armée
d’une grosse gamelle et d’une clochette noire qu’elle agitait frénétiquement en
guettant l’ombre d’un passant.
Treize heures déjà, à ma Rolex.
Je l’ai toujours dans ma poche, ma belle tocante en or, pas question de la
mettre au poignet pour mendigoter, un SDF avec une Rolex, ça ne fait pas
crédible. Un cadeau de Guppo, un pickpocket habile qui bosse au centre
commercial sur l’heure du midi. Je le vois souvent à l’œuvre et nous discutons
parfois. Pour lui aussi, la vie n’a pas été tendre.
Orphelin à dix ans, ce Roumain d’origine a été recueilli par un
prestidigitateur français en tournée dans le pays. Ce dernier l’a viré quand
Guppo a réussi à le délester de sa chevalière. J’admire son doigté, le Roumain
slalome habilement entre les grappes de badauds pour les détrousser. Ses longs
doigts agiles ratissent en douceur les poches arrières des jeans, se glissent
prestement dans l’ouverture béante des sacs des donzelles. Quel bonheur
d’observer la tête des bourgeoises quand elles arrivent à la caisse et qu’elles
n’ont plus un kopeck ! Pour un peu, j’irais leur faire la charité….Bien
fait, elles voient ce que c’est de se retrouver sans un radis. Si encore, ça
leur servait de leçon…
En route pour le gueuleton, sans
douloureuse ni pourliche. Aujourd’hui, j’ai jeté mon dévolu sur Monoprix,
Auchan j’y suis allé hier. Ma méthode est rôdée. J’attends sagement
qu’une ménagère accapare le cerbère qui garde l’entrée de cette caverne d’Ali
Baba puis je trottine rapidement jusqu’au rayon fruits et légumes. Là,
j’engloutis tout ce qui me tombe sous la main, enfin tout ce qu’on peut manger
avec la peau ou éplucher très vite. L’astuce pour ne pas être repéré, c’est de
manger dans l’angle mort des caméras qui surplombent les travées. J’ai besoin
d’au moins cinq fruits et légumes par jour, je l’ai lu dans un vieux journal
abandonné dans le hall central. Car je sais lire, j’ai mon certif, je ne suis
pas un demeuré. Ensuite un saut jusqu’au rayon chocolat, les vitamines PP sont
indispensables pour ne pas suinter la déprime. Alors que mes dents cariées
déchiquettent la cellophane pour libérer d’appétissantes tablettes de cacao noir, quelqu’un
me tapote sur l’épaule. Je manque d’avaler l’emballage en poussant un hoquet de
stupeur. Mon palpitant bat à tout rompre dans ma poitrine de tuberculeux. Les
cognes, je me dis, mon compte est bon. Mais ce n’est que Guppo. Son visage est
livide, ses traits décomposés, on croirait qu’il a croisé la grande faucheuse.
Avec nervosité, il fourre dans la grande poche de mon pardessus râpé un objet
enveloppé d’un sac plastique et me chuchote de le lui
garder.
-
T’as un chat dans la
gorge, je lui dis. Va boire un coup de rouquin au rayon pinard, ça va te
requinquer.
Sans répondre , il fait demi-tour et disparaît
au détour de l’allée. La surprise m’a coupé l’appétit, je sors fissa du magasin
non sans avoir affronté la méfiance d’une belle caissière aux baringouinces
peinturlurées. Mais j’ai mon truc pour amadouer les
grands fauves. Je lui adresse une œillade amicale et murmure d’un
ton distingué :
-
Je reviens dans une minute, poulette, j’ai oublié mon
porte-biffetons dans la Rolls.
Puis je clopine jusqu’à l’Hôtel de ville,
emportant avec moi cette cargaison
mystérieuse. La curiosité me taraude, cet objet semble assez lourd, ma poche en
est toute déformée. Guppo a dû barboter une haltère dans un magasin de
sport .
Enfin, j’avise un banc libre, à
l’abri des renifle-secrets, derrière les massifs du square Saint Roch. Pas un
poilu à l’horizon, seuls quelques canards à l’œil torve. Je sors discrètement
le plastique de ma poche pour reluquer le butin. Sacrebleu , c’est un
flingue ! Il est dingue ce Guppo, il a un p’tit pois dans le citron !
Dans quel pétrin s’est-il fourré ? Il faut qu’il me mette au parfum !
Je referme rapidement le sac et le cache
dans une des poubelles du jardin. Je l’enfouis sous quelques papiers gras, je
reprendrai le colis plus tard. La planque m’a l’air bonne. Un clochard qui
fouine dans les poubelles, ça n’attire pas les soupçons. Les gens détournent
leur regard, ils ont honte, les humains, de me voir fouiller les détritus comme
un chien.
Je retourne jusqu’au centre commercial
pour y rechercher Guppo. Il va falloir que l’escamoteur s’explique. Trop tard.
Alors que j’arrive sur le parvis, je le vois monter dans une grosse Mercedes
noire, encadré par trois loustics à cheveux ras et lunettes fumées. Ce ne sont
pas des flics, la bagnole est trop belle. Lorsque l’engin démarre, Guppo
m’aperçoit enfin et le regard terrifié qu’il me jette à travers la vitre me
file aussi les chocottes. Mes maigres quilles applaudissent sous mon pantalon
rapiécé. Si j’avais eu le flingue en mains, je me demande si j’aurais tiré. A
l’idée de ma probable lâcheté, je ressens un pincement au cœur. Bizarrement
cette sensation me réconforte, je croyais mon orgueil fossilisé car ça fait un
bail que la société s’acharne à m’ôter toute dignité. Au diable les
suppositions, je dois récupérer la pétoire avant le passage de la voirie.
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Le Havre (AFP). AFFREUX DRAME AU SQUARE SAINT ROCH !
Les parents
du petit Enzo X ….sont encore sous le choc. A dix-sept heures, la famille
s’installe sur un banc du square pour le goûter quotidien. La mère demande
ensuite à son fils d’aller jeter leurs déchets dans une poubelle du jardin.
Quelques minutes plus tard, elle voit revenir son chérubin avec un gros
revolver noir. Pensant à une imitation prêtée par l’un des nombreux bambins qui
fréquentent le square à cette heure post-scolaire, elle y accorde peu
d’attention. Surgit alors un vieil homme qui se précipite en criant sur son
fils. Selon des témoins, l’individu aurait poursuivi l’enfant pour lui voler
son jouet. Le drame s’est alors produit : Enzo s’est retourné et a tiré en riant sur le
vieux qui s’est effondré, mort sur le coup. Il s’agissait d’une arme véritable
que le petit garçon dit avoir trouvée dans la poubelle ! Une enquête a
aussitôt été ouverte. La victime, curieusement surnommée Rolex par ses
compagnons d’infortune, était un sans domicile fixe peu connu des services de
police. L’arme a été analysée : selon la balistique, elle aurait servi
lors de plusieurs hold-up commis ces derniers temps dans des banques de la
ville. Les enquêteurs recherchent si cet affreux accident aurait un lien avec
la découverte du corps d’un étranger roumain noyé le même jour dans le bassin
du Commerce. D’après quelques témoignages, les deux victimes se connaissaient.
Affaire à suivre.
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