MINUS HABENS


MINUS HABENS
Christian Elain


"C'est à cause de ta sale tête de crabe qu'il t'appelle comme ça ton maître. C'est vrai qu'il a raison. Quand on te regarde bien, t'as vraiment une sale tête de crabe." Voilà ce qu'elle disait l'autre peau de vache quand je lui demandais pourquoi Monsieur Dubois ne m'appelait jamais par mon prénom comme il faisait avec les autres. Pour moi, c'était toujours "Minus à pinces". Et puis d'abord, c'est quoi ce crabe ? C'est vrai quoi. A part Monsieur Dubois, personne ne m'en a jamais parlé de ce crabe. Et comme Monsieur Dubois ça fait longtemps qu'il est mort... De toutes façons, maintenant, l'autre peau de vache ne m'appellera plus jamais "Sale tête de crabe"."
12 heures - Appartement de l'autre peau de vache
"A midi, j'ai eu les restes de ce que j'avais pas fini la veille. L'autre peau de vache, elle, elle a pris du couscous. Du couscous de chez Monsieur Akkouch. Monsieur Akkouch, c'est le traiteur à côté de chez nous. Après, comme elle était fatiguée, l'autre peau de vache est allée se pieuter avec un un magazine plein de photos des stars du show biz. Elle m'a gueulé de lui apporter un oreiller. Mais moi, L'oreiller, j'y ai pas mis dans le dos comme d'habitude. J'y ai mis sur la gueule. Qu'est-ce qu'elle a pu gigoter l'autre peau de vache. J'ai eu un peu peur quand elle m'a attrapé les poignets. Mais j'ai tenu bon. J'ai pas lâché. Puis, elle a gigoté de moins en moins. Et à la fin, elle bougeait plus du tout. Après, j'ai mangé ce qui restait du couscous de Monsieur Akkouch. C'était super bon. J'ai même bu un peu de rouge. Mais pas trop. De toutes façons, le rouge j'aime pas vraiment ça. Parfois, quand l'autre peau de vache buvait trop, elle prenait sa cravache et puis elle me mettait sur la gueule. Elle frappait fort. Ça faisait mal. Moi, j'suis pas comme l'autre peau de vache. J'ai pas envie de faire mal à quelqu'un."
13 heures - Appartement de "Sale tête de crabe"
"Après le couscous, j'ai allumé la télévision. Y avait un western. J'ai enfin pu voir un film en entier. Avec l'autre peau de vache, j'pouvais pas. A chaque fois, elle finissait toujours par dire quelque chose du genre "J'suis fatiguée, on va se coucher." ou "Ça, c'est pas un film pour toi." ou encore "Y'en a marre des navets.". Et hop, elle éteignait le poste juste avant la fin. Pourquoi elle me laissait jamais regarder les films en entier ? Elle faisait exprès. C'est sûr. C'est mieux un film quand on voit la fin."
"Le film terminé, j'ai pris tous les billets dans la boite à biscuits. C'est là qu'elle les cachait l'autre peau de vache. Ça fait longtemps que j'ai repéré la cachette. Mais avant je pouvais pas les prendre. Elle m'aurait fait la peau. C'est sûr."
"Le chef, c'est celui qui a les sous. Elle disait toujours ça l'autre peau de vache. Alors maintenant le chef, c'est moi."
"Cet après-midi, je suis sorti avec tous les billets pour aller me promener en ville. J'ai pris le bus qui passe en bas de chez moi. Je dis chez moi parce que c'est plus chez nous vu que c'est plus chez elle. Forcément. Donc, comme je disais, cet après-midi, j'ai pris le bus qui passe en bas de chez moi."
14 heures 45 - En bus
"Quand j'ai pris le bus, y'avait une peau de vache avec son p'tit juste devant moi. "Prends ça p'tit con! Y'a pas à dire, t'es vraiment comme ton père.", "Tiens-toi tranquille ou tu vas en prendre une autre!", "Tu l'as pas volé celle-là!". Qu'est-ce qu'elle lui a mis dans la gueule à son p'tit! Il faisait pas grand-chose pourtant. Il bougeait un peu. C'est sûr. Comme tous les p'tits. J'ai presque eu envie de le défendre. Mais je me méfie des peaux de vache. C'est méchant une peau de vache. C'est teigneux. Puis, ça fait pas de cadeau. Quand leurs p'tits sont pas grands, elles tapent. Un p'tit c'est moins fort qu'une peau de vache au début. Forcément. Puis quand les p'tits deviennent grands, elles font mal avec les mots qui blessent. Ceux qui font baisser la tête. Les mots qui blessent, ça fait presque plus mal que les coups. J'avais vraiment pas le courage d'aider le p'tit. De toutes façons, tout ça, c'était pas mes histoires, alors! Moi, j'ai déjà connu tout ça avec l'autre peau de vache. Et j'ai trouvé une solution. C'est au p'tit de trouver la sienne tout seul pour se débarrasser de sa peau de vache. C'est son problème. Des fois, ça prend du temps. C'est sûr. Moi, je viens tout juste de trouver la solution. Et j'ai eu quarante-six ans la semaine dernière."
15 heures 30 - Le Havre Plaisance
"C'était beau tous ces bateaux! La dernière fois que j'étais venu les voir, c'était avec le gentil Monsieur qui vivait chez nous. C'était bien. Mais ça fait longtemps. J'étais petit. Depuis, avec l'autre peau de vache, on est jamais sorti du quartier. "Pourquoi on va pas voir les bateaux ?" que je lui demandais tout le temps. "J'aime pas les bateaux" qu'elle me répondait. Avec des allumettes et des bout de chiffons pour les voiles, j'avais fait un bateau. Un beau voilier. Un jour, je l'ai retrouvé en miettes. Elle a dit que c'était le chat. Moi, je pense que c'est pas vrai. C'est elle. C'est sûr. De toutes façons, on a jamais eu de chat."
16 heures 30 - Plage du Havre
"Cet après-midi sur la plage, j'ai vu un homme jouer au ballon avec un enfant. Et j'ai pensé au gentil Monsieur qui vivait chez nous quand j'étais petit. Il restera peut-être avec le petit, le gentil Monsieur de la plage. Celui qui vivait chez nous, il est pas resté. L'autre peau de vache a dit que c'était ma faute. Elle a dit que j'avais gâché sa vie. "C'est parce qu'il aime pas les enfants qu'il est parti", qu'elle disait. "Saleté de mioche à tête de crabe" qu'elle me répétait tout le temps. "J'aurais pu être heureuse avec lui si j' t'avais pas eu" qu'elle ajoutait. Mais tout ça, c'est pas vrai. Moi, je sais qu'il m'aimait bien. Si il est parti, c'est parce qu'il supportait plus l'autre peau de vache. La preuve. Il me l'a dit avant de partir."
17 heures 30 - Dans les rues
Après la plage, je suis allé me promener en ville. Je suis parti à la recherche d'une librairie pour acheter un livre avec les billets. Moi, j'aime bien lire. Quand j'étais petit, j'ai lu tous les livres qui étaient chez nous. Puis je les ai tous relus. Plusieurs fois. Puis un jour, j'ai plus rien lu du tout. Y'avait plus de livre à la maison. L'autre peau de vache m'a dit qu'elle les avait vendu à un bouquiniste. "Un livre, ça sert à rien.", qu'elle disait. Tout ça c'était des vacheries. Forcément. Elle voulait plus que je lise. C'est sûr. Mais moi, j'ai eu une idée. Je l'ai eu au supermarché où l'autre peau de vache et moi on faisait les courses tous les samedis. Pendant qu'elle poussait son chariot dans le magasin, moi, je retrouvais l'endroit où il y a plein de livres. J'en prenais un. Puis j'allais dans une cabine d'essayage avec un pantalon ou un pull. Une fois à l'intérieur, j'étais tranquille. Je pouvais lire. Mais il fallait pas que le livre soit trop gros. Quand je restais trop longtemps, l'autre peau de vache se mettait à gueuler et me menaçait de plus m'emmener faire les courses. Après, pour qu'elle oublie ses menaces, je me mettais à lire des nouvelles pendant quelques semaines. Les nouvelles, c'est comme les romans. Sauf que l'histoire est moins longue. Donc, ça prend moins de temps à lire. Et l'autre peau de vache était presque calme quand je la retrouvais. Moi, je pense que j'aurais quand même pu continuer à lire des romans. Qui c'est qu'aurait porté les sacs de courses pour revenir du supermarché si j'étais resté à la maison ?
17 heures 45 - Librairie "La Galerne"
Une librairie, c'est encore mieux qu'un supermarché. A la Galerne, il y a des livres partout. J'aurais pu y rester des heures. Mais maintenant que j'ai tout mon temps, je peux y aller quand je veux. Alors j'ai pris le premier livre dont la couverture m'a plu. "Des souris et des hommes" ça s'appelle. C'est l'histoire d'un gars qui a un copain. Moi, j'ai pas de copain. Mais comme l'autre peau de vache n'est plus là, j'en aurai bientôt moi aussi. C'est sûr. A la caisse, j'ai donné un billet à la jeune fille pour payer le livre. Elle m'a rendu deux billets et quelques pièces. Comme elle avait l'air sympa, j'y ai dit qu'elle devait certainement se tromper. Elle a dit que non. Moi, je crois qu'elle a voulu être gentille avec moi. La prochaine fois que j'irai à la Galerne, il faudra que je lui demande si elle veut devenir ma copine.
18 heures 15 - Sur un banc face à la mer
Boulevard Albert 1er, j'ai trouvé un banc face à la mer. Et j'ai lu mon livre sur ce banc. Des tas de gens sont passés devant moi. J'ai même vu des policiers. Pourtant, personne m'a rien dit. Ça fait du bien de lire un livre sans se cacher sous un lit, dans un placard ou une cabine d'essayage.
20 heures 15 - Dans les rues
Elle est triste l'histoire de George et Lenny. Ça se termine mal. George, c'est le meilleur ami de Lenny. Mais à la fin, George tue Lenny. Pourtant, ils sont vraiment amis dans l'histoire. C'est sûr. C'est à cause de la grosse bêtise de Lenny que George le tue. Sans faire exprès, Lenny a tué une jeune fille très douce et très gentille qui portait une belle robe. C'est pas bien, c'est sûr. Faut tuer seulement pour faire une bonne action. L'autre peau de vache était vieille, très moche et très méchante. En plus, elle ne portait jamais de belles robes. Moi, je pense que j'ai vraiment fait une bonne action en tuant l'autre peau de vache.
20 heures 30 - Restaurant "La Sirène"
"Le voilà enfin. La Sirène. C'est dans les pages jaunes que je l'ai trouvé avant de partir en ville. Y'en avait d'autres, mais j'ai bien aimé le nom de celui-là. Ça me rappelle "La petite Sirène", l'histoire que le gentil Monsieur qui vivait chez nous me racontait le soir avant de dormir. La Sirène, c'est le restaurant de fruits de mer que je vais me payer avec les sous de la boite à biscuits. Et ce soir, moi, j'ai envie de me faire un crabe avec des grosses pinces."



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