NOIR C'EST NOIR


NOIR C'EST NOIR
Thomas Hédouin




D’abord, le noir. Noir dense, absolu, épais. J’ai beau ouvrir les yeux, mes mirettes y voient que dalle : le fond de l’air est black, j’ai la rétine visqueuse, la rate qui se dilate et la pupille huileuse. Sombre, sombre – je tombe, glisse et roule dans le noir fécal, dans l’excrément pélagien. Je suis saoul, sourd et noir. Je gerbe des litres de mazout, nourriture dernière des cormorans retournés, ailes en croix. Shit ! La mer est en flammes, irisée en même temps qu’infiniment noire ; je brûle avec elle, englué dans le foutre oléagineux d’un tank incroyable. Où suis-je, putain ? où suis-je, ailleurs que là où je devais être ? où suis-je, sinon là où l’on m’a toujours renvoyé ? A l’impossible feu du pétrole et de l’océan, à la noire marée du bout de mon monde, à mon Afrique hallucinée de tant d’hydrocarbures déversées.
C’est un peu tard, hélas, que j’ai aperçu la clé de vingt-quatre venir se coller comme amoureusement à ma tempe en sueur. Giclures des éclats lumineux dans ma tête. Taches rouges de sang sur le mur. Taches blanches de cervelle sur ma main. Car j’ai eu le temps de voir tout ça. De voir Guy Lapompe et Hervé Loduc me soulever – je devrais dire soulever mon corps -, me transporter – je vois encore battre les veines sur les tempes de Loduc, impeccables celles-là, comme de petits tuyaux transportant l’essence vitale, et j’aurais bien aimé tâter les miennes, de tempes, mais impossible de bouger, lourd, lourd – et me balancer dans la soute de L’Albatros. Ou plutôt dans la cale de ce gigantesque supertanker apponté à notre digue d’Antifer. C’est là que la C.I.M. propose aux compagnies pétrolières de vomir ou d’avaler fioule, mazouthe, gazouale et toutille cuantille en quantités démesurées. Plouf ! C’est le bruit ridicule qu’a fait mon cadavre – car je crois qu’alors j’étais déjà mort – en tombant dans le pétrole avant de s’y enfoncer. Blub. Ca, c’est la dernière bulle d’air restée coincée entre ce qui me restait de dents après la volée que j’avais reçue. Faut dire que je l’avais pas volée, celle-là, toujours à fouiner, à l’ouvrir quand il faudrait pas – « Tu ferais mieux de la fermer, ta grande gueule pleine de dents ! », ça, c’est ma femme.
Après ça, je crois que j’ai dormi un peu ; j’étais lessivé, un mal de crâne pas possible – ils m’avaient buté, après tout, j’avais bien le droit de me reposer un peu. Et puis le ronflement des turbines qui emplissaient le bateau de centaines, de milliers, de millions de litres de poison noir, me berçait. Bien sûr, rien qu’à l’oreille, je me rendais bien compte qu’elles emplissaient un peu trop, que, normalement, ça aurait du déborder un chouïa ; mais je savais, désormais, pourquoi il n’en était rien, pourquoi tout suivait son cours ; rassuré, presque béat, j’ai fait comme si j’attrapais mon pouce et j’ai tété le lait noir du tanker. J’étais bien, alors j’ai profité de toute cette mort pour rêver un peu.
J’ai revu en songe tous les gars de la C.I.M. ; on s’entendait si bien : Etienne et Robert, les gars d’Octeu, avec qui je partageais les quarts en descendant quelques demis ; Denis et Dominique – DéDé de Sanvic qu’on les appelait, cause qu’ils avaient un faible pour les cartes - , les chefs de la station, plutôt assise que debout ; Patrice et Patrick, qui faisaient le chemin depuis Caucri, et qui s’occupaient de pêcher des tourteaux à la balance le long de la digue, durant les longues heures d’aspiration ou d’expiration des tuyaux qu’ils avaient eux-mêmes reliés aux bateaux appontés ; Yannick et Hervé, les  Bretons de Saint-François de la deuxième génération , qui s’occupaient de la mayonnaise ; et enfin Hikmet et Mehdi, deux gaillards du Montgaillard qui passaient leur vie à nettoyer les cuves de leurs résidus ainsi que la tronche de leurs collègues de leurs petits préjugés raciaux à coups de Sidi Brahim dans leur gueule. Bref, une bonne équipe, solidaire, qui savait se serrer les coudes dans l’adversité et les banquets, prête à en découdre avec toutes les autorités, trusts de Global ou Twelve en premier lieu, notables et autres maires du type Cridenlanuis, celui d’à côté, et ce en tout lieu. Mais, surtout, une réunion d’hommes au regard tourné vers l’océan, vers ses bleuités fragiles, ses incroyables Florides, qu’un geste de travers pouvait anéantir.
Parce qu’il faut pas rigoler avec le métier qu’on fait : qu’est-ce qu’ils croient les mecs de Redwar et tous les protecteurs de la nature et de la loi de la jungle ? Que, parce qu’on travaille dans la plus grosse épicerie pétrolière à trois cents bornes à la ronde et qu’on fait valser des millions de mètres cube d’huile de pierre, par jour, depuis les cuves jusqu’aux bateaux et vice versa, ils croient qu’on rêve de tout repeindre en noir, qu’on n’a qu’une envie, c’est tout faire péter, que ça flambe aux quatre coins de la mer, qu’on ravage tout le littoral pour le transformer en station service géante ? Ils se mettent le doigt dans l’œil jusqu’au coude, la bande d’abrutis : quand est-ce qu’ils comprendront qu’on est des poètes de l’oléoduc, des dandys du mazout, des coiffeurs visagistes du supertanker ? C’est qu’on la paie cher, notre place, à la C.I.M. d’Antifer : pris pour des salauds par les ignares à cheveux longs qui quitteraient pas leur banlieue parisienne pour poser une ligne à maquereaux, pris pour des larbins par les chefs pompistes qui dirigent l’équipe de foot du Qatar ou de Barein, il a fallu qu’on se batte pour la garder, notre place au soleil et ailleurs. Dégraissage, qu’ils ont dit. C’est quand même un comble de vouloir dégraisser une entreprise pétrolière ! Compétitivité, bénéfices, lois du marché, etc., etc. On a d’abord un peu souri en pensant aux tourteaux et à leur intérêt vis-à-vis de la compétitivité, et puis en songeant que le Muscadet qu’on avait sorti allait prendre chaud et c’est dommage. Mais le type en attaché-case qu’était venu nous parler ce soir-là avait vraiment la gueule de travers, surtout quand il a sorti les feuilles de licenciement de la moitié du personnel. On en a pleuré des larmes cuvée 2002, mais on lui a quand même fait bouffer ses mocassins à glands, au débaucheur de service.
Le coup dur, quand même. Le Gilbert, il en a buté toute sa famille, et puis lui aussi : à cinquante-quatre ans, il pouvait plus espérer, qu’il avait dit, le canon dans la bouche.
J’ai fini par me réveiller. Le sommeil amniotique au coeur de l’hydrocarbure m’avait filé la gerbe – ou peut-être étaient-ce les moules cueillies et gobées la veille à même le rocher, en attendant l’arrivée de L’Albatros. J’ai ouvert un œil englué ; d’abord noir, le paysage alentour s’est éclairci de petites, infimes fissures qui se dessinaient le long de la coque du bateau – en fait, des ouvertures béantes, des cicatrices géantes qui déversaient leur lymphe purulente à la surface des océans. Je voyais défiler les côtes espagnoles puis portugaises ; j’espérais les littoraux nord-africains, collant mon œil mort aux fentes, aux interstices innombrables qui constellaient la coque ; enfin, je voyais le sable doux de ma Côte d’Ivoire natale former les anses du panier dans lequel ma mère me berçait, nourrisson. Mais, surtout, je voyais que l’ivoire de ma côte originelle se teintait progressivement de noir, qui recouvrait tout, étouffait tout. Le pétrole sortait à flots des brisures du navire, et la noire marée transformait peu à peu ma chère Côte d’Ivoire en une moribonde Côte d’Ebène, bois duquel plus aucun oiseau ne pourrait s’envoler.
C’étaient ces mêmes fissures que j’avais repérées lors de l’arrimage de L’Albatros au ponton de la C.I.M.. En fait, j’avais d’abord cru à des algues géantes et sombres. En m’approchant pour relier les turbines aux réserves du tanker, j’avais pu constater l’état lamentable d’une coque assassine, future meurtrière de ma mer tant aimée. Bien colmatée, une coque de tanker est un coffre-fort, une chambre froide ; une fois entré, rien ni personne ne peut s’enfuir. Mais la moindre éraflure un peu trop profonde et le navire qui transporte l’or noir se mue en vaisseau fantôme, en lèpre flottante, contaminant tout ce qu’il touche. Et tout ce qu’il touche, c’est l’eau.
Quand j’ai vu ça, j’ai voulu courir, gueuler, dire : « Les gars, y’a les Colombiens qui nous ont envoyé la peste noire ! » ; mais, avant que j’aie eu le temps d’esquisser le moindre pet de trouille, le moindre hurlement d’horreur, Guy m’a empoigné le bras avec autorité et m’a susurré à l’oreille :
-          « Ta gueule ! Ferme ta gueule !
-          Mais, enfin, quoi, merde, les gars, si on dit rien, si on se laisse faire, si on tait sa gueule, le bateau il va s’ouvrir en deux avant le prochain port, la mer va être toute noire et…
-          Et toi, tu l’es, tout noir, et t’en es pas mort, que je sache ! a renchéri Hervé. Alors tu la fermes. Des bateaux comme celui-là, y’en a treize à la douzaine, et si on commence à en faire une pendule à chaque fois, on peut remballer tout de suite nos cliques et nos claques, finis le Muscadet, les tourteaux, la mayo, et bonjour l’ANPE et le RMI. Avec Guy, on est des vieux de ta vieille, cinquante au compteur chacun, pas envie de finir comme le Gilbert qu’a crevé tout le monde autour de lui par désespoir. Et quitte à crever quelqu’un, si jamais tu l’ouvres, autant toi que les miens, pigé ? »

Là, j’ai eu vraiment les foies, les testicules dans les amygdales et les genoux dans la compote. La trouille, plus les moules au mazout, ça me faisait un potage intestinal qu’il fallait que j’évacue d’urgence. C’est à ce moment que j’ai été bête : je me suis mis à courir, à cause d’une minable courante…
-     « Le con, y’s’carapate. Il va aller tout cracher, Guy ! Assomme-le donc ! Calme-le un moment à la clé de vingt-quatre ! »

Et on peut dire que je l’ai bien sentie, la différence entre la clé de douze et celle de vingt-quatre. Pas longtemps, tu me diras, parce qu’avec un tiers de cervelle en moins, on met pas longtemps à plus rien sentir du tout et à bientôt claquer.
N’empêche, je les aimais bien, Guy et Hervé. Des braves types, qui voulaient préserver leur famille de leur propre violence. Et puis, ils m’auront permis de revoir ma Côte d’Ivoire comme je ne l’avais jamais vue : arrivant par la mer, envahisseur anonyme, méconnaissable, flottant au cœur du brasier, dans la coulée démesurée du pétrole, lave noire issue des cales de L’Albatros, échoué à quelques kilomètres du port de Tabou.
J’ai l’encre noire, il me reste maintenant à trouver le dernier arbre vivant pour écrire mon cahier du retour au pays natal.

Pour A.

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