COMME UN LUNDI
Dominique Chappey
Neuf
heures. Je sors péniblement du lit après une nuit trop courte. Une de plus. Dans
la cuisine, la vaisselle propre sèche sur l'égouttoir. La table a été nettoyée,
rien ne dépasse, comme d'habitude. Posé en équilibre sur mon bol vide, un
bristol emprunté au bloc du téléphone annonce sobrement : Plus de lait. Pour ça aussi, j'ai
l'habitude. À la maison, c'est toujours moi qui me tape les courses. J'allume
la cafetière d'un lundi matin ordinaire après une nuit de patrouille et
d'interventions. Ça fait bien deux minutes que je rêvasse assis à la table du
petit déjeuner quand le téléphone sonne. C'est Lucien, Lulu, mon équipier. Depuis
qu’on travaille ensemble, il prend un soin presque religieux à ne jamais
troubler mes jours de repos, mais aujourd’hui, c'est différent. Je l'écoute
sans dire un mot. Ce qu'il y a de bien avec Lulu, c’est qu’on se connaît depuis
suffisamment longtemps pour éviter les lieux communs. On va à l'essentiel, sans
fioritures. Mais ce matin, Lulu bafouille, s'embrouille dans des phrases qu'il
ne finit pas et ça, c'est pas bon signe. Il sait que cela ne sert à rien, mais me
conseille quand même de ne pas bouger de chez moi. Ça ne lui prendra que cinq
minutes pour passer me chercher. Je n'ai jamais aimé marcher, mais pour une
fois, je décline l'offre. C'est à deux pas. J'ai besoin de respirer un peu. Je
raccroche, attrape mon blouson et laisse mon café refroidir sur la table de la
cuisine.
Je n'ai que quelques mètres à faire jusqu'à
la station. Je prends la Ficelle, le funiculaire qui relie la station haute
avec le centre-ville. Le wagon s'enfonce dans le tunnel et, les yeux fermés, je
me souviens. Petite, lente descente aux enfers. Je n'avais, depuis mon bac,
jamais éprouvé l'envie de remettre les pieds au lycée François 1er.
Mais en l'espace d'un mois, c'est la deuxième fois que je dois en franchir les
portes.
Quelques semaines plus tôt, une
simple copie de Terminale avait mis le lycée en émoi. Le professeur de philo s'était
senti menacé par les propos très politiquement incorrects d'un de ses élèves.
Il avait alerté sa hiérarchie. Le commandant d'un navire ne court jamais après
les tempêtes, surtout quand il est à la tête d'un lycée prestigieux. On avait
donc demandé à l'assistante sociale de se renseigner discrètement. Pas
d'enquête officielle, une investigation à pas feutrés, pour arrondir les angles
et remettre les choses à leur place. Tout ça m’était retombé dans les pattes
avant de prendre trop d’importance. Pour savoir où je mettais les pieds,
j'avais bien sûr jeté un œil au devoir en question.
Le sujet de la dissertation était Peut-on trouver une justification à la barbarie ?
Est-ce que le petit prof de philo avait envie de jouer avec le feu ou bien
était-ce un classique des sujets de bac ? J'avoue que je n'en savais rien,
mais c'est vrai que le résultat était un peu lourd à digérer. Peu de citations,
mais des références à la pelle. Et certainement pas, le genre que le prof de
philo attendait. Exit Descartes, Kant ou Hegel et bienvenue au répertoire encyclopédique
des fusillades et des tueries en milieu scolaire. Depuis les treize morts du
trop célèbre Lycée de Colombine en 1999 jusqu'aux trente-trois de l'université
de Virginia Tech en 2007, rien ne manquait. La barbarie s'invitait à l'école et
les élèves y entraient chevauchant sur son dos. La dissertation avait pour titre :
Je n'aime pas les lundis. On pouvait
comprendre que le prof de philo s'inquiète un peu. Il savait qu'il y avait
plein de lundis dans une année scolaire. Et il pensait que, dans une de ses
classes, un jeune con s'amusait à lui faire peur.
Le môme et moi, on avait eu une
petite discussion.
Pour le gamin, ce n'était qu'une
mauvaise blague, le prof de philo n'avait rien compris. Son devoir ne prônait
pas la justification de la barbarie, mais défendait le fait que la barbarie se
passait bien souvent de justification. La nuance avait son importance. Le titre
de la dissertation, qui était aussi le titre d'une chanson, y faisait allusion,
mais le prof était passé à côté.
Pas moi. Je jetais peut-être une
pierre dans le jardin du prof de philo, mais moi, je savais à quoi le gamin
faisait référence. Londres, Wembley Stadium, 1985. Le premier Live Aid et tout
le gratin de la chanson anglo-saxonne accourant au secours de l'Éthiopie qui
crevait de faim. Un moment comme ça ne s'oubliait pas, surtout quand on jouait
des coudes sur la pelouse parmi les milliers d'excités. Avec, au beau milieu
des gesticulations, un petit moment de grâce, une parenthèse dans l'euphorie compatissante :
Bob Geldof entonnant I don't like Mondays.
L'histoire de Brenda Ann Spencer, qui, en 1979, avait fait feu sur une école
primaire, tuant deux personnes, blessant grièvement plusieurs enfants. La jeune
fille n'avait montré ni remords ni désir de justifier son acte. Elle avait
simplement déclaré à la police qu'elle n'aimait pas les lundis et que la tuerie
avait rendu sa journée moins ennuyeuse. Le refrain de la chanson répétait à
l'envi qu'on n'avait pas besoin de raisons pour mourir. Comme un coup de poing
au plexus, avec la douleur qui s'installe et refuse de lâcher prise.
C’est vrai que, sur ce coup-là, le
gosse avait été impressionné. Je n'avais aucun mérite, on restait sur du
classique. Parce qu'il avait visionné trois vidéos sur Internet, le gamin
aurait aimé m'apprendre qui était Jimi Hendriks. Alors évidemment, quand un
dinosaure issu de l'ère où les portables n'existaient pas, lui avait montré que
lui aussi, un court instant, avait fait partie des vivants, il avait mis son mp3
sur pause et j'avais eu droit à cinq minutes d'attention.
Le prof de philo ne pouvait pas
comprendre, il ne fréquentait pas les stades, même pour les concerts. À chacun
ses classiques, les miens étaient un peu plus Rock'n'roll.
Même
si la moitié de la ville était au courant, l'assistante sociale m’avait aussi parlé
à demi-mot de la relation discrète du prof de philo avec une de ses élèves. Elle
avait évoqué sur le ton de la confidence la jalousie possible du gamin. Une
rivalité amoureuse. Le cliché du prof irrésistible, la quarantaine flamboyante
et les beaux discours sur l'être et le néant. Les jeunes filles en fleur dans
le lit du mentor. Et le jeune con boutonneux jaloux du vieux beau. J'avais beau
trouver la méthode pédagogique discutable, la demoiselle était majeure et j'espérais,
vaccinée. Alors en bon flic, j'étais resté dans les clous et j'avais fermé ma
gueule. Ça m’avait même rappelé un ou deux vieux souvenirs. Comme quoi la philo
devait travailler les hormones. Parce que de mon temps, à François 1er,
après chaque repas de Noël, c'était aussi un prof de philo qui avait l'habitude
d'échanger ses vœux avec une de ses collègues. Ça se passait dans les toilettes
du rez-de-chaussée et ça donnait des fins d'après-midi assez décoiffées. Ça
aussi, c'était un secret de polichinelle.
Le môme était sans doute moins fort en
dialectique que son prof. Il était peut-être moins psychologue que l'assistante
sociale. Il était certainement moins rompu que moi aux techniques d'investigation,
mais il était bougrement plus intelligent que nous tous réunis. L'allusion aux
amourettes des philosophes l'avait fait gentiment rigoler. Mais il avait bien compris
que la provocation assumée de sa dissertation flirtait dangereusement avec le
fil du rasoir. Il avait joué profil bas, refait un devoir plus conventionnel,
présenté ses excuses. Tout s'était tassé. Bien sûr, je n'avais pas fait de
rapport. En fait, je n'avais pas fait LE rapport.
Ça peut paraître incroyable, mais, encore
aujourd’hui alors que je pénètre dans l'enceinte du lycée pour la seconde fois en
moins d’un mois, je ne suis pas certain d'avoir compris.
Ça a bien changé depuis la
terminale. L'entrée a été déplacée, on ne rentre plus rue Jean-Paul Sartre. La
vieille pie responsable de la bibliothèque de mes années lycée vouait un culte sans
bornes au philosophe. Si elle est toujours de ce monde, elle doit en faire une
jaunisse. Le Bunker, c'était comme ça qu'on appelait la bibliothèque. Un îlot
patrimonial défendu bec et ongles par un Cerbère féminin local. Pas
d'ordinateurs, la photocopieuse sur le palier, on ne mélangeait pas la
collection complète de la Bibliothèque Latine-Française de Panckoucke avec le Vulgate
Electronicum. Et puis c'était un lieu historique. L'interminable table de chêne
massif, classée à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques, était,
parait-il, l'endroit où le Maître aimait à s'asseoir pour écrire.
Si vous aviez satisfait aux
exigences réglementaires et administratives qui vous permettaient de justifier
votre présence dans ces lieux, le vieux dragon, coincé dans sa jupe droite et
ses principes, ne pouvait s'empêcher de chuchoter :
–
C'est ici que le Maître a probablement rédigé les meilleures pages de La nausée.
En réponse à votre air étonné, elle
s'empressait de susurrer :
–
Du moins, il est indubitable que le personnage de l'Autodidacte émane de la
puissance évocatrice du lieu.
Si vous souhaitiez vous éterniser,
il était de bon ton de hocher la tête d'un air inspiré.
Passé l'immense hall vitré qui
souligne la nouvelle entrée, les policiers en tenue jalonnent l'itinéraire, il
suffit de suivre le parcours fléché. D'abord les arcades des deux cours
intérieures et puis à gauche la porte massive qui défend l'accès à l'escalier.
Le périmètre de sécurité, auréolé de rubalise jaune, commence ici. Sur les
marches du bas, le documentaliste du moment a pris la couleur d'un ciel
d'automne sur le bassin Vauban. Encore sous le choc, il repasse en boucle la
même phrase au brigadier qui tente de le calmer.
- Tire-toi, il m'a dit.
Toi, je t'aime bien, alors tire-toi. Vous vous rendez compte ?
En haut, sur le premier palier, une
autre porte de chêne. La vitre en demi-lune qui la surplombe est peinte d'un
désuet Salle de lecture façon art
déco. Quand on pénètre dans la pièce en faisant grincer le parquet,
l'impression reste toujours la même. Une petite cathédrale du savoir. Des
rayons comme des murailles et des échelles qui montent à l'assaut de la
connaissance. Chêne massif à tous les étages.
Et du sang. Du sang partout. Sur les
chaises renversées, les vitres brisées. Sur les feuilles de cours dispersées
qui tapissent le sol. Du sang sous les pas des médecins, des infirmiers qui évacuent
les derniers blessés.
Une fusillade au cœur d'un lycée. Moins
meurtrière que les précédents européens, moins orchestrée que les évènements
similaires aux États-Unis. De toute façon, un record sur le territoire
français, mieux une première. Les médias vont adorer, les politiques s'en
emparer. Et les avis concernés de tous vont noyer le poisson.
Au fond de la salle, Lulu m'attend à
côté des gars du labo qui prennent les derniers clichés.
L'ironie du sort. À la grande table
favorite de Sartre, le prof de philo est encore assis à la place présumée du
maître. Sa tête repose entre ses bras. Des fragments de ce qui devait
constituer un intellect honorable et honoré tapissent le mur en face de lui et
le tas de copies qui lui sert d'oreiller, a pris une teinte écarlate. Il a été
le premier servi. Deux balles à bout portant, dans la nuque, pour ne lui
laisser aucune chance.
La scène n'est pas difficile à
reconstituer. Les témoignages récoltés iront probablement dans le même sens. Le
môme est entré dans la salle vers huit heures. Le documentaliste, perché sur
son estrade, n'a pas décollé le nez de son écran. L'ambiance était studieuse,
l'air encore ouaté des fatigues du week-end. Quelques lecteurs matinaux, un ou deux
égarés qui, pour une fois, négligeaient les flippers. Au fond, installé à la
grande table comme à son habitude, le prof de philo tournait le dos à la porte
d'entrée. Concentré sur ses copies ou savourant les ardeurs juvéniles du
dimanche, il ne l'a sans doute pas entendu venir.
Ensuite, cela a été plus désordonné.
Comme un grand feu d'artifice, mais sans chorégraphie. Un besoin pressant d'en
finir, une absence de motivation, de justification.
Les autres victimes ont servi
d'alibi. Un carton de fête foraine au petit bonheur. Des tirs approximatifs,
beaucoup de blessés, des dégâts importants, un bruit du tonnerre pour faire
croire un instant au déchaînement de l'enfer, pas d’autres décès à déplorer. De
l'esbroufe, du vent. Une fusillade de dément pour masquer un crime passionnel.
Le petit con a réussi son coup.
Je lève les yeux sur Lulu. En
réponse à ma question muette, il me montre un sac plastique à glissière qui
renferme un pistolet automatique. Une simple confirmation. Un couperet sur mes
dernières illusions.
Quand la stupeur sera retombée, des
voix s'élèveront pour fustiger mon aveuglement. Quand la surprise aura cédé la
place à l'effroi et à l'indignation, on soulignera mes négligences. Il se
trouvera des personnes pour écrire que, malgré mon expérience professionnelle
et les nombreux signes d'alerte portés à ma connaissance, j'ai été incapable
d'anticiper le drame et bien sûr d'éviter la tragédie.
Tous. Tous auront raison. J'ai foiré
dans les grandes largeurs.
Du
menton, Lulu m'indique le bureau du documentaliste à l'autre bout de la pièce.
Là non plus, rien n'a changé. Comme une petite chaire posée sur le sol, le
bureau est bordé d'une rambarde pleine avec un portillon. Il faut le pousser,
monter une marche pour s'asseoir et régner sur les lieux. Derrière le bureau,
une porte s'ouvre sur le vestiaire.
Il est là. Assis par terre. Le dos
contre le mur, sous les portemanteaux. Les yeux fixes, déjà obscurcis d'un
voile pâle. Comme un gosse qui fait exprès de salir son pantalon, il trône dans
une flaque écarlate.
Le gamin n'a jamais eu besoin de
personne pour l'aider à compter. Deux balles dans la tête trop dure du prof de
philo qui ne voulait rien comprendre, douze parties en arrosoir dans les
boiseries de la salle de lecture et les malchanceux qui s'y trouvaient. Sur un
chargeur de quinze, il lui en restait une. Quinze balles, toutes tirées par l'arme
tachée de sang que Lulu m'a montré à l'instant. Un Sig Sauer 2022, le modèle en
dotation dans la police nationale. Mon arme de service que mon môme a emportée
ce matin au lycée pendant que je dormais encore. Juste après avoir consciencieusement
nettoyé la table de son petit déjeuner.
Il a encore les écouteurs de son iPod
sur les oreilles. Si personne n'y a touché, je suis certain qu'une chanson y
passe encore en boucle. Moi aussi, je déteste les lundis.
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