CARTE ROUGE
Jacques Pellerin
Dans la cour du
dépôt du Havre, des mouettes immobiles encerclaient une immense flaque. Elles
étaient toutes orientées Nord-Ouest pour voir passer les trains.
Pierre Le Bihan
gara sa Renault 12 le long du garage à vélos. Il porta ensuite machinalement
son regard vers le foyer des mécaniciens. Adossée à l'impasse Mazeline, la
bâtisse, recroquevillée sur elle-même, semblait se résigner sur sa vétusté, et
sans ses montants d'angles de briques rouges, elle se serait écroulée comme un
handicapé sans ses béquilles. Le bâtiment avait pourtant eu ses heures de gloire,
surtout en 1938 lors du tournage de « La Bête Humaine » de Jean Renoir. Des
séquences d'intérieur avaient été filmées. Jean Gabin, Fernand Ledoux,
Carette, Simone Simon avaient fréquenté les lieux. Depuis le décor était resté
prati-quement le même. Les réclamations des mécanos
et les rapports syndicaux n'étaient jamais parvenus à modifier les fondements
de la baraque. Un bout de lino, de nouveaux rideaux et quelques casseroles
neuves en alu, lâchés par le tôlier sous la pression de la base, permettaient
de contenir la révolte. De toute façon, le chef de dépôt avait cette formule
imparable au niveau syndical :
- D'accord
Messieurs, vétuste, mais propre !
Et Rougeventre,
responsable de l'hygiène du foyer répondait systématiquement au conducteur en
repos qui s'indignait de l'état des chiottes
- M'en parle pas,
moi-même j'y vais pas !
Le foyer
pourrissait de l'intérieur, c'était là son point faible.
Le Bihan salua les
« cartes rouges » qui maçonnaient le mur d'enceinte donnant sur la rue
Labédoyère. Au-delà de leur pigmentation violacée, on les appelle ainsi par
comparaison avec les wagons avariés sur lesquels les visiteurs de gare
apposent des étiquettes de la même couleur. A réparer sur place. Pas même
rechargeables.
Ils talochaient
mollement un ciment granuleux. Le mur souffrait trop de cavités et de fissures
pour espérer le retaper correctement et définitivement. Les années de pluie
avaient balayé la couche d'enduit et des zones de pierres grises et friables
apparaissaient sur le blanc délavé. Autrefois rempart des installations
ferroviaires, le mur semblait maintenant voué à une lente mais inexorable
désagrégation. Les gars s'étaient attelés à cette besogne de maçonnerie comme
des prisonniers politiques dans un camp de travail : sérieux, mais lents,
guettant une hypothétique averse pour se mettre à l'abri. A se
demander si le patron ne faisait pas exprès de les sortir pour qu'ils prennent
un peu l'air.
Pour Le Bihan,
c'était un passage au dépôt qui lui coûtait, il venait chercher sa convocation
pour le cabinet médical en gare du Havre. Comme s'il fallait absolument se
faire voir une dernière fois des chefs avant de consulter. Son troisième
contrôle dans le semestre ; une humiliation pour un ancien comme lui. Merde, il
avait quand même fait ses preuves, vapeur comprise. Il n'y avait plus de
respect, plus de reconnaissance, plus rien. Un matricule, rien d'autre...
Sous le pont Denis
Papin, les isolateurs bourrés d'humidité grésillaient comme une friture. Le
Bihan emprunta la piste et traversa les voies au niveau du Poste 2. Il remonta
ensuite le chantier de la Plaine en longeant un alignement de conteneurs posés
au sol. Au-dessus des voies, la marquise planait comme un immense delta. Et là,
bizarrement il eut le souvenir de cette journée du 7 juin 1956 où le train de
8h40 était parti avec une bonne heure de retard. Finalement, les CRS avaient
chargé les manifestants qui s'opposaient au départ des rappelés pour l'Algérie.
A cette époque, il ne conduisait pas encore les trains. Ce jour-là, il était
dedans. Direction la Haute-Kabylie pour rejoindre le 13ème Régiment
des Dragons Parachutistes. Vingt-quatre mois à Tizi-Ouzou. Quand même autre
chose que la grisaille du Havre. Deux années dont il valait mieux pas trop
parler. Enfin, il en était revenu...
Ce n'est qu'en tête
de quai qu'il se demanda quel agent le remplacerait sur le 134. Un jeune
blanc-bec au manche du bolide serait capable de faire des conneries. On offrait
la place dans le roulement à n'importe qui. Mais qu'est-ce
qu'on lui reprochait dans le fond ? De boire son coup ? Et alors ? Jamais saoul
au boulot. Jamais en retard. Des emmerdes en ligne bien sûr, mais pas plus que
les autres. D'accord, il ne crachait pas dessus. Il ne s'en cachait pas, il
avait toujours bu. D'ailleurs, peut-être même moins maintenant qu'à une
certaine époque de l'Algérie ou de la vapeur. Non, il était resté le même.
C'est la médecine
qui s'était hissée au niveau de la traction moderne. Et s'il fallait toujours
se soumettre à l'analyse d'urine et à la palpation du foie, ces contrôles
n'étaient que routine comparés aux deux nouvelles orientations médicales : le
cœur et le sang. La locomotive et les rails.
Pour Le Bihan,
c'était surtout les rails. Autrement que dans du marc de café, ses bilans
sanguins témoignaient du passé, du présent évidemment, et d'une certaine façon
de l'avenir. Car si l'on peut à la rigueur retenir un râle de douleur à
l'enfoncement d'un pouce dans le lobe du foie, personne en revanche ne peut
contester les résultats d'un examen biologique où apparaissent des enzymes en
surnombre et un volume globulaire à la dérive. Les « gueules rouges » d'antan
laissaient la place au « profil coronarien » et si le terme semblait plus
recevable, il ne changeait rien au résultat final. Dommage pour Le Bihan qui
n'avait pas vraiment le teint rosé.
Le docteur avait
les mains blanches et Le Bihan pensa que pour cet homme, le vin comme le soleil
devait faire partie des forces du mal.
En repérant son
dossier déjà ouvert sur le bureau, il songea aussi que son nom portait tout
l'atavisme d'une région, et que d'une certaine manière il en faisait aussi les
frais. Et c'est vrai qu'il y a encore quelques années
les gars l'appelaient « le Breton ». Un surnom facile, sans secret. Deux
ou trois bordées de retraités et son surnom s'était effacé des mémoires, gommé
comme une erreur. On l'appelait encore parfois « Pierrot » rarement « Pierre ».
Et en cas de pépin sur un train, on disait : « C'est Le Bihan qui était dessus
» même si pas mal de jeunes n'arrivaient pas à mettre une tête sur le pépin.
Il lui restait
encore deux ans avant sa mise à la retraite. Un sacré bout de chemin ; aussi
loin que Lorient, sa ville natale. De toute façon, il resterait au Havre à
cause de sa femme, une fille de Sanvic, mais il conserverait son abonnement à
Ouest-France. Un partage.
Le médecin semblait
relire ses notes comme s'il hésitait encore sur le diagnostic à établir. Il
n'en était rien. Il cherchait simplement ses mots :
— Parlons
franchement Monsieur Le Bihan. J'ai reçu vos derniers résultats d'analyse et
ce n'est guère brillant malgré mes recommandations. Autant vous le dire tout de
suite, ce nouveau taux de 187 Gammas GT m'oblige à vous retirer de la conduite.
Rassurez-vous, il ne s'agit que d'un retrait temporaire... J'ai proposé six
mois au « service doux » du foyer. C'est le temps qu'il faut pour... se
refaire. Après cela, nous nous reverrons pour faire un nouveau point. De votre
côté, si vous avez besoin d'aide...
En fin de phrase,
le toubib avait souri et Le Bihan l'aurait bien buté sur place à ce moment-là.
Il s'était levé d'un bond. L'annonce de la sanction l'empêchait de parler. Il
aurait voulu dire qu'il était prêt à assurer n'importe quel train dans la
minute et que ce n'était pas un individu qui portait des lunettes et qui
n'avait jamais roulé qui l'empêcherait de faire son dernier train. Il aurait pu
ajouter qu'il avait même connu des mécanos au temps de la vapeur qui avalaient
leurs trois litres à l'aller et qui faisaient l'heure à St Lazare.
Une coulée de
sécrétion acide lui brûla l'œsophage et à un autre que « gueule pâle », il
aurait demandé une prescription pour quelques boîtes de pastilles Rennie.
Il quitta le
cabinet médical sans même serrer la main blanche qu'on lui tendait; conscient
que la conduite des trains s'arrêtait là et que le seul engin qu'on lui
confierait désormais serait la brouette du dépôt. Il rejoignait ainsi le groupe
des « cartes rouges » et ce n'était pas vraiment une promotion.
Il se retrouva sur
les quais parmi les voyageurs qui prenaient l'autorail de Montivilliers. Il
remonta le long de la rame et au lieu de prendre la piste il poursuivit sa
marche à contre-sens dans la voie en direction du dépôt.
Des images de
serpillières pourries à essorer et les mots « cartes rouges » le martelaient
sans cesse. Il pleuvait et il fut un instant à l'abri le temps de passer sous
le pont Jean-Jacques Rousseau.
L'aiguilleur du
Poste 1 l'aperçut et lui cria de dégager à cause de l'express qui était
annoncé. Le Bihan progressait, sans cadence, le rythme de ses pas toujours
cassé par le jeu des traverses.
Il n'entendit ni la
vibration du rail, ni les coups de sifflet répétés du rapide. Dérangées par le
claquement sec des bogies sur les aiguilles, les mouettes s'envolèrent,
laissant dans le ciel une impression d'écharpe blanche. Un signe d'adieu.
Il avança encore de
quelques mètres, trébuchant parfois sur le ballast. Enfin il s'arrêta, et sa
dernière couleur fut le rouge.
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