UNE PAIRE DE CHARENTAISE NEUVE


UNE PAIRE DE CHARENTAISE NEUVE
Pascale Doudeau 



Assise les yeux mi-clos, je contemple ma vieillesse, c'est-à-dire les deux roues de mon fauteuil roulant et le marchepied métallique sur lequel reposent mes deux charentaises à carreaux marron et beige… Y a pas à dire, quand on vieillit, il y a le look qui va avec ! Dans les charentaises, deux pieds surmontés de deux jambes inertes et variqueuses.
Assise les yeux mi-clos, je contemple donc... et j'attends ce soir, 22 heures ; pour le reste de la journée (il est 15 heures), je dois rester sans bouger, l'air absent ; pas question que je manie cet ignoble fauteuil qui marque mon déclin ; pas question que je réponde à ces vieillards amnésiques et pleurnichards ; pas question enfin que je réagisse aux admonestations ou au babil dégénératif du personnel : « Alors, on a bien déjeuné ? On va prendre l'air, ça va faire du bien. » Peuvent pas me parler directement en me disant « Vous » et en m'appelant « Madame » ?
Donc je ne bouge pas, je baisse le nez ; parfois même j'entrouvre la bouche et laisse tomber ma lèvre inférieure : ne souriez pas, c'est drôlement difficile à faire ! Ça m'a pris des semaines pour y arriver.... J'ai songé à baver aussi, mais c'est peut-être trop... et puis je veux garder un semblant de dignité.
Me voilà donc vieillarde de soixante-douze ans, dans ma maison de retraite, rue Gustave Flaubert au Havre. Le bâtiment est noble, les murs datant du XDCème ouvrent sur une vaste pelouse. Plus bas, à droite, ce qui était autrefois la Maternité, convertie depuis 2012 en locaux administratifs ; à gauche, le centre de soins. J'arrive à les voir à travers mes paupières mi-closes, mais ce n'est pas ce qui m'intéresse... Non, non, c'est plutôt à droite, le bâtiment un peu à part : c'est la morgue. Bien sûr, c'est là que je finirai un jour, mais ce n'est pas la visite de mon avant-dernière demeure qui m'intéresse... c'est celui qui y vit. Qui y VIT, oui ! « Elle déraisonne, dites-vous, c'est plutôt la gare des morts ; à moins que ce ne soit un fantôme ? un médecin fou, qui aime découper les cadavres ? un vampire décalé qui préfère le sang froid?!?».
Je ne suis pas sénile ! ! ! Je n'ai rien perdu de mes facultés ! Je le connais, je l'ai vu, je lui ai même parlé : c'est un SDF qui a trouvé refuge là : parmi les corps froids, il paraît qu'il a chaud... S'appelle Piotr, ce garçon-là; plus jeune que moi, mais quand même la soixantaine... Bien conservé, les épaules encore droites et rondes, le ventre plat. Me demande comment il fait... Enfin, séduisant encore...
C'est un soir où il s'est faufilé moins vite que d'habitude que j’ai surpris son ombre se glissant par la porte entrebâillée. Il était plus de 22 heures, personne dans les environs. Vous pensez peut-être que c'était un beau soir d'été et qu'on m'avait oubliée là, sur la terrasse, par cette douce soirée ?.... « Ils » m'avaient plutôt roulée vite fait dans la salle-à-manger à 18 heures pour y expédier le dîner, puis TV pour les info, et hop ! tout le monde au lit ! Relève et tournée des chambres vers 21h30.
A partir de 22 heures.... Quartier libre pour moi... Évidemment l'hiver, c'est moins tentant... mais dès Avril ou Mai, me revoilà en maraude... : parce que les charentaises, les pieds dedans et les jambes inertes et variqueuses... c'est pour la galerie ! enfin, pour la Sécu... Je ne suis pas invalide, mais sans le sou, sans presque de retraite, et le seul moyen que j'ai
trouvé pour subvenir à mes besoins, c'est que ce soit les autres qui s'y collent, pas moi ni mes enfants. Alors depuis plus de dix ans, je fais semblant...
Je fais semblant des heures durant, c'est une chose ; mais la nuit donc, je me rattrape : je sors, je me promène, j'erre et je divague... La première chose, celle qui m'a gênée le plus, c'était de me trouver des chaussures et un manteau pour que je puisse sortir sans me faire remarquer ; et mes splendides charentaises doivent rester propres pour avérer mon incapacité à marcher ! Finalement, j'ai régulièrement visité les chambres voisines, et je me suis servie, certaine de n'être jamais soupçonnée ! Trouver du 36 m'a pris quelques semaines quand même, mais je suis maintenant dotée d'une bonne paire de mocassins tout à fait à mon goût.
Et j'ai donc rencontré Piotr à la morgue. Un sans-papier roumain, avec quelques notions de Français et une langue si proche de la nôtre que nous avons pu rapidement échanger... Pour lui, j'ai encore rapiné : j'ai prélevé dans les cuisines du pain, du beurre, quelques restes d'un repas inachevé... Pendant des semaines je lui ai permis de survivre. Depuis cinq jours, il a disparu.
Je me suis décidée à le chercher, la nuit ; d'abord aux alentours : du côté du funiculaire, où ils sont si nombreux à s'abriter sous les soubassements de la ligne, rue du Docteur Vigne ; puis plus bas, du côté de l'église St Michel : personne. J'ai traîné toute une nuit près du foyer de la rue J.J. Rousseau ; là encore, ils étaient nombreux, mais pas de Piotr, Ce soir, je vais aller plus loin : jusqu'aux abords des cars-ferries ; il y en a toujours qui cherchent à passer en Grande-Bretagne. Il suffit d'arriver par les bassins, d'escalader les clôtures pour accéder au Terminal ; là, les camions....
Tout ça très surveillé, évidemment.... Souvent voué à l'échec, naturellement...
Peut-être que Piotr... ? Me voilà sur le quai de Guinée. D'un pas hésitant je longe la clôture sur ma gauche ; à droite, le bassin de l'Eure qui me paraît bien désert. La dernière fois que je suis venue, c'était pour un départ de la Route du Café : multicoques, monocoques, bateaux d'accompagnement et les quais noirs de monde : on en est loin, ce soir ! Je me tords les pieds sur les pavés inégaux, il fait nuit noire, je n'y vois rien. En plus il bruine, je me sens transie et je commence à trouver que ce que je fais est idiot ; je vais finir par me casser la figure, et puis le silence n'est pas très rassurant ; j'ai vaguement peur, je ne sais pas trop de quoi.... Ah ! ! ! et maintenant, un bruit ! Là, devant, dans l'enceinte du chantier de plaisance ! Je me sens mal à l'aise dans l'ombre des trois voiliers sur ber, mais c'est de là qu'est parti LE bruit : un chuchotement, un appel ? Oui ! et c'est mon nom que j'entends ; c'est fou, ça !!! Je lève la tête : c'est Piotr, sur le pont d'un des voiliers et qui se penche vers moi ! MON Piotr ! J'en ai le cœur qui bat comme un tambour, les oreilles qui bourdonnent et je ressens un immense soulagement. Et puis très vite, presqu'en même temps, une sainte colère : comment !!!! IL cherche à partir depuis cinq jours, et IL ne m'en a rien dit ?!? M'a laissée tomber comme une vieille chaussette !
Mais sa main se tend vers moi, l'autre m'indique les points d'appui pour que je monte le rejoindre. A mon âge, je vous demande un peu ! Mais c'est vrai que j'ai « sciemment triché » en lui avouant dix ans de moins... Allez, j'y vais, on s'expliquera au chaud, à l'intérieur de la cabine
: ce tête-à-tête ne sera pas pour me déplaire... J'y suis presque ! Déjà sa main agrippe la mienne...
Mais tout transpire d'humidité : le montant du ber sur lequel je prends appui, la main de Piotr, bonne pogne aux doigts puissants...
Mais tout glisse, et je lâche ; il me lâche ; je bats des bras l'air opaque comme un vieil oiseau déplumé et maladroit, et c'est la chute : le bassin, le dos, la nuque, le crâne... Ah ! je les sens bien, écrabouillés sur le sol qui pue l'huile et la graisse !
On m'a retrouvée le lendemain matin à l'ouverture du chantier : seule, sous la pluie, sur le dos, sans papiers... J'ai passé plusieurs jours à l'hôpital avant qu'on ne m'identifie et qu'on ne me renvoie à Flaubert. J'ai joué les amnésiques pour éviter d'avoir à donner des explications, et pour tous l'énigme demeure ; comment une septuagénaire, paralysée depuis dix ans, s'est-elle retrouvée gisant sur un quai, si loin de sa maison de retraite et de son fauteuil roulant ?
Ce soir, il fait beau ; il est 18 heures ; « ils » m'ont roulée sur la terrasse pour que je prenne l'air avant le dîner. Assise les yeux mi-clos je contemple mes charentaises et dedans mes pieds, surmontés de deux jambes variqueuses et inertes, DEFINITIVEMENT.

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