Suzanne Fleixas
Quelle
pagaille ! Jacqueline n’avait jamais vu ça. Pourtant les bibliothèques, ça
la connaissait, depuis 32 ans qu’elle était documentaliste au collège Jules
Vallès, là-haut sur le plateau. Elle s’y connaissait en étagères, en codes, en
classement, en inventaires. Et elle avait eu à gérer des armées de stagiaires
inexpérimentés, d’emplois jeunes mal dégrossis, d’enseignants en réadaptation
qui sursautaient dès qu’un môme cognait une chaise ou faisait tomber un
bouquin. Et avec elle ça roulait. On pouvait le dire, ça roulait. Tout était
bien rangé, bien classé, et les gosses disaient bonjour en entrant et
remettaient toujours les dictionnaires à leur place en partant. Sinon ils
allaient apprendre la politesse ailleurs, non mais des fois ! Le principal
avait bien essayé d'assouplir les règles pour obliger Jacqueline à garder les
élèves à la bibliothèque coûte que coûte dès qu’ils avaient une heure d’étude,
mais elle n’avait jamais cédé sur les principes : on dit bonjour en
entrant, on ne parle pas tout haut, et on range tout ce qu’on a dérangé.
Moyennant quoi, on peut tout lui demander. Si on n’est pas capable de se tenir
correctement, on est viré. Dans son fief Jacqueline faisait la loi, et c’est
tout.
Mais
là, vraiment, c’était la pagaille. Des étagères avaient été renversées, les
bouquins gisaient sur le sol, mélangés aux magazines, aux DVD. Certains avaient
été piétinés, et beaucoup étaient maculés de sang. Tout ce sang ! Beaucoup
de livres étaient sûrement fichus. Et cette bibliothécaire affalée sur son
bureau des « prêts», la tête drôlement posée de travers sur un tas de
livres en désordre ! Son collègue du bureau des « retours » la
tête immobile rejetée en arrière sur sa chaise, la chemise toute éclaboussée.
Cette autre employée couchée de tout son long par terre, répandant son sang à
flots sur les pages des livres qu'elle portait sous le bras et qui s'étaient
ouverts en tombant ! Quelle pagaille, vraiment !
- « Madame, Madame, bégaya
le grand Ahmed derrière Jacqueline, une revue de motos à la main. J'ai rien
fait Madame, tête de ma mère...tête de ma mère...
-
Si c’est tout ce que tu sais dire, je préférerais que tu te
taises !
-
Madame, je crois qu’on ferait mieux de se tirer… »
Cette
fois c’était Ali qui se décidait à l’ouvrir, encore tout agité de tremblements
incontrôlés. Il avait tourné la tête vers Jacqueline, et la regardait de ses
grands yeux noirs qui semblaient essayer de voir à travers elle, comme s’il
cherchait une solution à un problème monstrueusement difficile. Et en fait,
c’était un problème monstrueusement difficile.
Ces
gosses, c’était infernal. On se décarcassait pour eux, et voilà comment ils
vous disaient merci. Jacqueline était de la vieille école : les gosses,
c’est des gosses, il faut les faire marcher droit, c’est tout. Mais il faut
aussi leur faire goûter aux belles choses. Les belles choses, tout le monde y a
droit. Jacqueline habitait Le Havre depuis son enfance. Il y a quelques années,
avec ses économies de documentaliste de l’Education Nationale, elle avait investi
dans l’appartement d’un immeuble Auguste Perret, en plein centre ville, au
dernier étage avec vue sur l’hôtel de ville, les jardins, l’avenue Foch en
enfilade. C’était beau. Pas comme ces barres moroses et ces tours sinistres de
Caucriauville qui entouraient son collège, avec les cages d’escaliers qui
sentaient la pisse et les boîtes aux lettres défoncées. Jacqueline tenait à
faire connaître aux gamins du plateau les beautés de leur ville, à leur faire
faire du tourisme en quelque sorte, comme tous les étrangers qui débarquaient
en autocar pour visiter le centre déclaré « patrimoine de l’UNESCO ».
Elle réquisitionnait un aide-éducateur pour l’accompagner, ou un jeune prof
encore plein d’énergie, on prenait tous le bus, et on débarquait place de
l’hôtel de ville pour une heure de visite guidée par elle-même, avec terminus
obligatoire à la bibliothèque municipale. Il fallait que les gosses en voient
une vraie, et pas seulement un CDI de banlieue. Un CDI ! Un Centre de
Documentation. La docu, comme ils disaient tous. Comme si on ne pouvait
fréquenter les livres que pour se documenter ! Consternant.
Evidemment
cette fois, c’était un peu raté. Les étagères et les présentoirs n’avaient pas
résisté à la panique générale, et les employés de la bibliothèque avaient l’air
vraiment morts maintenant. En tout cas il y en avait trois qui pissaient le
sang et qui ne bougeaient plus. La plupart des lecteurs s’étaient enfuis en
hurlant, juste après la fusillade, renversant tout sur leur passage. Il ne
restait plus que deux petits vieux hagards dans les fauteuils réservés à la
lecture des journaux, muets, paralysés de trouille, incapables de réagir
autrement qu’en fixant des yeux les corps inanimés des victimes. Deux petits
vieux, et la plupart des collégiens immobiles eux aussi, regardant aussi les
corps. Seule Xynthia, la grosse Xynthia, continuait à remuer frénétiquement les
mâchoires, comme elle le faisait toujours pour torturer son éternel
chewing-gum. Mais elle ne bougeait pas non plus, malgré son prénom d’ouragan. La
jeune prof que Jacqueline avait réussi à débaucher pour cette sortie culturelle
avait disparu.
Et
dire que tout avait si bien commencé! Il faisait plutôt beau pour un jeudi
d’octobre. Pas trop chaud, mais beau. C’était l’essentiel pour profiter des reflets
multicolores des vitraux de l’église Saint-Joseph. Un vrai feu d’artifice,
toutes ces couleurs sur les piliers de béton. La jeune prof d’Arts Plastiques
fraîchement débarquée de sa Provence natale s’était documentée avec sérieux sur
la reconstruction du Havre, et avait bien expliqué aux élèves tous les détails
des bas-reliefs sculptés sur les façades des immeubles de l’avenue Foch.
Seulement, avec cet accent de lavande et de farigoulette, et les garçons de 3ème
visiblement plus intéressés par ses petites fesses moulées dans son pantalon
taille basse que par la représentation sculptée de la construction navale au
coin d’une façade, on était bien obligé de constater que cette sortie automnale
avait une allure un peu plus torride que d’habitude.
Il
faut faire feu de tout bois pour éveiller les jeunes consciences à l’Art, se
disait Jacqueline, mais elle était quand même un peu énervée. Elle voyait bien
que seuls Ali et Xynthia regardaient vraiment ce qu’il fallait regarder, le
petit Ali avec ses yeux ronds comme des billes, et la grosse Xynthia avec les
mouvements furieux de sa mâchoire en lutte contre le malheureux chewing-gum.
Elle avait dit à Jacqueline : « Moi je veux être architèque »,
et s’était passionnée pour le travail sur l’architecture Perret mené avec
dynamisme par la méridionale prof d’Arts Pla en transit cette année au collège
Jules Vallès. Mais les autres ados plus ou moins boutonneux de la classe
avaient passé leur temps à ricaner, à s'insulter, et à mater le derrière de la
jolie prof.
Et
même Ali, son préféré, celui qui venait presque tous les jours au CDI pour
lire, et qui lui avait emprunté des tonnes de bouquins en tous genres depuis
qu'il était en 6ème, même Ali l'avait déjà bien énervée ce matin. Il n'avait
rien trouvé de plus malin que de montrer en douce à ses abrutis de copains un
revolver qu'il avait apporté au collège dans son sac à dos. Un vrai revolver!
Un flingue, comme ils disaient tous en s'extasiant. Il avait eu beau se
planquer derrière l'étagère des encyclopédies pour échapper à la vigilance de
la « Mère Docu », comme ils la surnommaient tous, elle l'avait vu de
ses propres yeux ranger l'arme dans son sac, quand elle était arrivée par
surprise derrière lui après avoir fait le tour en passant par le présentoir des
magazines, pour voir ce qu'ils traficotaient là-bas au fond. Elle aurait dû
apporter immédiatement l'objet du délit au principal, et annuler la sortie.
Mais Ali, qu'est-ce qu'il serait devenu? Il aurait été exclu, sans aucun doute.
Un gamin si prometteur! Son frère aîné était en prison, mais il avait une
grande soeur en 3ème année de médecine et il n'en était pas peu fier.
Apparemment il voulait faire médecine lui aussi, plutôt que la prison. Une
histoire comme ça risquait d'hypothéquer ses chances. Et puis c'était l'heure
de prendre le bus. Elle réfléchirait après.
En
fait elle aurait sûrement mieux fait de réfléchir avant. C'était un peu tard
maintenant. Elle se revoyait elle-même à 14 ans, empruntant des livres dans
cette même bibliothèque municipale. A l'époque les jeunes n'étaient pas si
arrogants, et elle encore moins que les autres. Elle avait toujours eu un peu
peur des adultes. Ils étaient si bizarres. Ils avaient des lubies, ils vous
engueulaient pour un oui pour un non, il valait mieux s'en méfier. On était quand
même bien obligé de les affronter pour pouvoir demander un timbre à la poste,
ou entrer avec les copines à la piscine municipale, mais ils étaient le plus
souvent rogues et méfiants, et, sauf exception, on gagnait à les éviter. Un
jour à la bibliothèque municipale, elle avait voulu emprunter un roman de Zola,
dont elle avait entendu parler en classe de français. A 14 ans elle avait déjà
épuisé toutes les ressources du seul « rayon pour les jeunes » auquel
on avait droit avant l'âge de 15 ans, et dont les livres étaient judicieusement
signalés par une pastille jaune. Elle avait éclusé Saint Exupéry et Mark Twain,
et elle s'était aventurée ailleurs. Mais le livre choisi était marqué du sceau
d'infamie de la pastille noire, celle qui désignait les ouvrages interdits aux
mineurs. Devant l'air scandalisé de l'employé en uniforme, qui lui refusait le
prêt en tapotant d'un index accusateur la pastille fatale au dos du livre, elle
avait failli fondre en larmes. Mais elle avait osé insister, prétendant que c'était
son prof qui lui demandait de lire ce livre. Il était allé en référer à son
supérieur, et le supérieur avait fini par céder, en conservant cependant un air
de réprobation bien marqué à l'égard d'une adolescente si mal encadrée par un
corps professoral à la moralité douteuse. C'était tout ce qu'on pouvait
attendre des adultes à cette époque: qu'ils cèdent en grinchant ou qu'ils vous
engueulent, mais on ne pouvait pas les envoyer niquer leur mère ni quoi que ce
soit d'autre. C'était absolument impensable. Aujourd'hui, les adultes
semblaient plus aimables, mais c’étaient les jeunes qui étaient parfois si
agressifs... Enfin, en général.
La
sortie culturelle en ville, que Jacqueline organisait chaque trimestre pour un
groupe d'élèves de 3ème, se terminait obligatoirement par une petite heure
passée à la bibliothèque municipale. Pas question d'y couper, Jacqueline y
tenait dur comme fer. La bibliothèque, c'était une promesse de salut pour
n'importe quel déshérité du plateau qui voulait vraiment s'en sortir. C'est là
qu'elle-même avait tout appris. C'est là qu'elle s'était fabriqué une culture
qui l'avait sortie de l'ignorance et du manque d'ambition de sa famille. Elle
se devait de donner cette chance à Xynthia, à Ali, à d'autres encore peut-être.
Non, aujourd'hui il n'y aurait sans doute que ces deux-là. Mais c'était
toujours ça. Xynthia s'était d'ailleurs jetée sur le rayon Architecture, et la
prof d'Arts Pla lui avait trouvé un livre sur Le Corbusier avec beaucoup de
photos. Assise sagement sur un fauteuil un peu étroit, elle avait tourné
lentement les pages en oubliant de mâcher son chewing-gum. Ali avait commencé
par aller de son propre chef accomplir les formalités d'inscription, puis il
avait fureté un bon moment entre les étagères, et avait fini par jeter son
dévolu sur un gros livre qu'il avait entamé debout. Les autres feuilletaient
des magazines, ou ne feuilletaient rien du tout. Affalés dans les fauteuils,
ils continuaient à ricaner, à se chamailler, et Jacqueline les surveillait de
près, attendant avec une certaine exaspération qu'il soit l'heure de reprendre
le bus.
C'est
à ce moment-là, au moment où elle leur avait demandé de tout ranger pour se
préparer à partir, que ça s'était produit. Ali avait pris la file d'attente
devant le comptoir des prêts. Absorbée par la surveillance du rangement des
magazines, Jacqueline n'avait perçu qu'un peu tard le ton des voix qui montait
au comptoir près de la sortie. Elle s'était rapprochée vivement quand elle
avait vu qu'il s'agissait d'Ali.
-
« Mais non, je l'ai pas abîmé, il
était déjà comme ça! Je veux juste l'emprunter.
-
Ben tiens, comme par hasard, disait une
blonde à lunettes à l'air revêche. La couverture est toute écornée, et le dos
est même déchiré. Il y a bien une heure que tu farfouilles dans les rayons et que
tu déranges tout. Si tu crois qu'on ne t'avait pas à l'oeil!
-
Je dérange rien! C'est quoi ces
conneries? Et le bouquin, je l'ai juste ouvert pour commencer à lire!
-
Eh bien c'est ce qu'on va voir.
Brigitte, pouvez-vous venir s'il vous plaît? appela la blonde, faisant aussitôt
accourir une petite femme aux cheveux gris et aux lunettes en pendentif sur son
pull marron.
Mais Jacqueline avait accouru elle
aussi.
-
« Que se passe-t-il? Je suis
documentaliste au collège Jules Vallès et c'est moi qui...
-
Ecoutez Madame, on ne vous a rien
demandé à vous », répondit la blonde d'un ton cassant. Puis, se tournant
résolument vers sa collègue, qui avait tout l'air d'être sa supérieure:
-
« Brigitte, ce jeune homme a
dégradé un ouvrage...
-
Mais j'ai rien dégradé du tout! Y sont
ouf ou quoi là-dedans?
-
Dites donc jeune homme, intervint la
femme au pull marron, celle qui devait se prénommer Brigitte, d'où sortez-vous?
On ne vous a jamais appris la politesse? On ne vous a jamais expliqué comment
vous tenir correctement dans une bibliothèque, je suppose? »
C'était donc toujours la même histoire. Il
fallait toujours se battre contre des adultes méfiants et mal embouchés. Cette
blonde à lunettes et cette Brigitte, et même ce chauve au regard mauvais qui
suivait la scène, un peu plus loin derrière son bureau des
« retours », Jacqueline avait l'impression de les avoir toujours
connus, de s'être toujours heurtée à leur hostilité.
Le coup partit si vite qu'elle en resta
médusée quand la tête de la blonde s'effondra sur le bureau. Le chauve n’eut
pas le temps de se lever : une balle en pleine poitrine le cloua sur sa
chaise, et sa tête resta rejetée en arrière. Le hurlement hystérique de ladite
Brigitte fut stoppé net par le claquement d'une nouvelle balle. Et maintenant
il n'y avait plus un bruit dans la bibliothèque. Les gens étaient presque tous
sortis en criant. Sauf ses élèves. Ils étaient bien éduqués, bien sûr: ils
savaient qu'ils n'avaient pas le droit de quitter la bibliothèque sans avoir
rangé tout ce qui traînait.
-
« Vraiment Madame, on ferait mieux
de se tirer tout de suite, insista le petit Ali.
-
Oui, tu as raison. Prends ton livre,
Ali, tu peux l'emprunter maintenant, répondit doucement Jacqueline. Venez les
enfants, on rentre. »
Elle considéra
le revolver qu'elle continuait à braquer machinalement sur le corps étendu à
terre, le bras bien tendu comme elle avait vu faire dans les films, et elle
décida de le remettre dans son sac.
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