PROMENADE FATALE


PROMENADE FATALE
Deanna Lacoste



Le corps flottait tranquillement dans le bassin Vauban. Le vent du nord l’avait poussé contre la margelle du quai Frissard et il semblait y rebondir mollement, au rythme du clapot.
Tout était mou ce matin dans le port du Havre, à l’image de l’inspecteur Bonacci qui avait été tiré du lit à six heures, par un téléphone obstiné et agressif. Six heures, c’était beaucoup trop tôt pour Damien Bonacci, surtout depuis qu’il était l’heureux papa d’une petite Zoé. Il bâilla longuement avant de se tourner vers son collègue :
- Donc, c’est un joggeur qui nous a avertis ?
- C’est ça, un certain Philippe Pérard. Il prépare le marathon de Paris alors, trois fois par semaine, avant sa journée de travail, il vient s’entraîner autour des bassins. Il a aperçu le corps vers cinq heures trente et il nous a appelés aussitôt. Il avait son portable sur lui.
- Il n’a rien vu d’autre, individu suspect ou véhicule garé autour du bassin ?
- Non, juste le chien qui attendait sur la margelle avec sa laisse qui trempait dans l’eau.
- Où est-il, maintenant ?
- Le chien ?
- Non, le joggeur !
- Rentré chez lui. Il nous a laissé ses coordonnées et il passera à l’hôtel de police ce soir, après le boulot, pour signer sa déposition.
- Et la femme, on a son identité ?
- Pas pour l’instant, les gars du labo ne sont pas encore arrivés. On a juste bouclé le périmètre et touché à rien. Vu qu’elle flotte sur le bide, le seul truc que je peux vous dire, c’est qu’elle a une sale blessure à la tête.
- Mais qu’est ce qu’ils foutent à la fin ! On va pas les attendre comme ça toute la matinée !
Bonacci maugréa une courte série d’insultes fleuries puis il rentra dans sa voiture, transi de froid. Il n’y avait rien à faire avant que la brigade scientifique ait analysé la scène du crime et la dépouille. Il alluma le moteur de l’Opel grise et poussa le chauffage à fond.
Dehors, le jour avait du mal à se lever. Malgré le vent, des nuages bas maintenaient une grisaille crasse qui avait des chances de tenir la journée.
Seul dans sa voiture, Damien Bonacci alternait grogne et bâillements. Le cadavre et le retard de ses collègues n’entraient qu’en partie dans la genèse de sa bougonnerie. Ce matin-là, ce qui travaillait l’inspecteur, c’était des soucis familiaux. En tête de ses préoccupations, la jalousie de sa nouvelle femme, Adeline, et la scolarité de son fils aîné, Sandro.
Les scientifiques arrivèrent vers sept heures trente. Bonacci coupa le moteur et sortit de la voiture en prophétisant :
- Vie de merde.

*****

Florence Bonacci habitait rue La Pérouse, dans le quartier de la gare, avec ses deux enfants : Sandro, seize ans, et Claudia, quatorze. Le père était parti trois ans plus tôt pour les beaux yeux d’une jeunette de la haute, fille de médecin et elle-même en passe de le devenir.
La séparation avait été pénible, forcément, mais depuis quelques mois, une entente placide s’était établie.
Florence avait préparé du gratin de pâtes, le plat préféré de Damien, mais n’avait pas changé de tenue, à l’aise dans son pantalon de velours et son pull en mohair. L’ex-mari arriva à l’heure, on passa directement à table.
- Alors, la morte du bassin Vauban, tu avances ? attaqua Florence en servant les parts de gratin.
- Non, mais attends un peu ! Y a pas trois jours qu’elle est froide ! Sans flagrant délit, à moins que le meurtrier ne se présente au commissariat de lui-même, ça va prendre du temps.
- Quand même, lança Claudia la bouche pleine, Madame Lemont, dézinguée à coups de barre de fer…
- On ne dit pas dézinguée, la coupa sa mère. Mais c’est vrai que ça fait quelque chose. On la croisait souvent dans l’escalier. Je peux vous dire que, quand je passe devant sa porte, j’ai la gorge qui se serre…
- C’est normal, répondit l’ex-mari d’une voix qui se voulait rassurante. Je vais faire tout mon possible pour coincer le mec qui a fait ça.
- Comment sais-tu qu’il s’agit d’un homme ? demanda sa fille.
- Je n’en sais rien, mais plus de neuf fois sur dix, les meurtriers sont des hommes alors j’extrapole. Pour l’instant, on n’a pas grand-chose. On sait qu’elle s’est fait attaquer aux environs de cinq heures du matin, alors qu’elle promenait son chien au bord du bassin. Elle est morte des suites du coup porté à la tête puis elle est tombée, ou a été poussée, dans l’eau. Pas de vol, pas de viol. Ça ressemble à une vengeance ou un règlement de compte. On interroge la famille, les collègues… Tu savais qu’elle travaillait à la préfecture ? demanda-t-il à Florence.
- Non, je l’ignorais. Comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences, les fonctionnaires anonymes, aussi, peuvent avoir des vies aventureuses.
- Aventureuse mon cul, marmonna Sandro. La vieille Lemont, c’était juste une connasse à chien-chien. Je suis sûr qu’elle a crevé sans même s’en apercevoir. Tu parles d’une aventure !
Damien Bonacci frappa la table du plat de la main :
- Sandro, ça suffit ! Déjà que tu triples ta troisième, je ne vais pas, en plus, supporter que tu parles mal à ta mère !
- Mais de quel droit tu la ramènes ? Ma mère, tu l’as plantée, y a trois ans. T’en avais rien à foutre, alors, de comment je lui parlais ! Au nom de quoi, tu viens aujourd’hui m’apprendre les bonnes manières ?
La gifle claqua, comme prévu. La joue de Sandro vira au vermillon.
- Et maintenant ? demanda-t-il d’une voix à peine audible.
- Maintenant tu vas dans ta chambre et tu nous laisses finir de manger en paix, répondit son père d’une voix sourde.
- N’importe quoi ! Tu sais, papa, j’ai seize ans, c’est fini le coup de la chambre !
Sandro se leva, attrapa son blouson, son casque et son sac à dos dans l’entrée. Il claqua la porte en sortant de l’appartement. Cinq minutes plus tard, le pot d’échappement non homologué de son scooter pétarada dans la rue.
- Tu sais où il va ? demanda Damien.
- Chez François, probablement, répondit Florence.
- C’est qui, François ?
- François Jang, le fils de ma femme de ménage. Ils sont dans la même classe.
- Moi je suis sûre qu’ils vont encore passer la soirée au Cyber-Crack, le cyber-café de la rue d’Ingouville. C’est là qu’il dépense tout son argent de poche, précisa la petite sœur sur le ton de la confidence.
- Mange, Claudia, la coupa sa mère. Mange et va dans ta chambre faire tes devoirs, je suis fatiguée.

*****

Au même instant, dans le petit deux pièces du 46 de la rue Cayeux, le repas familial était moins animé. Les deux frères Jang, François et Jacques, finissaient leur riz en silence. La mère, Li Jin, sanglotait doucement. Il n’existait pas de Jang père.
- Maman, arrête de pleurer, dit gentiment Jacques en posant une main sur l’épaule de sa mère. Il ne faut pas t’en faire comme ça. Ça va s’arranger.
Li Jin Jang redressa la tête et murmura quelques paroles sans cesser de sangloter. François soupira :
- Arrête de parler coréen, on ne comprend rien ! Et puis Jacques a raison, tout va s’arranger, ne t’inquiète pas.
Une fois le repas terminé, les deux garçons aidèrent Li Jin à débarrasser la table. Puis, Jacques s’enferma dans la chambre et François sortit rejoindre Sandro. Il avait fini tous ses devoirs, il pouvait s’autoriser deux ou trois heures de jeux en réseau.

*****

Le dimanche suivant, Claudia et Sandro étaient invités à Sainte-Adresse pour le premier anniversaire de Zoé. Ils arrivèrent en scooter, leur mère n’avait pas voulu faire le taxi.
Sandro gara son engin sur le gazon détrempé et y imprima deux belles traces de roues. Avant d’entrer, il se tourna vers sa sœur :
- Je te préviens, je me casse à quinze heures, au plus tard. Si tu veux rester plus longtemps, tu te trouves un autre chauffeur !
- Parce que tu crois que ça m’amuse d’être ici ?
Ils déjeunèrent en famille. Sandro n’ouvrit pas la bouche, mais Claudia fit meilleure impression en jouant une bonne partie du repas avec Zoé. Personne ne remarqua qu’elle ne mangeait rien. Personne n’avait remarqué qu’elle flottait tristement dans son jean taille trente-quatre.
Très rapidement, la conversation s’orienta sur la morte du bassin Vauban.
- Oui, l’enquête avance, plutôt bien d’ailleurs. Nous avons interrogé son ex-mari, sa fille, sa belle-sœur et tout le service où elle travaillait. En dehors de ces personnes, elle ne voyait que Madeleine Balard, une ancienne collègue du service des cartes grises. Elles déjeunaient ensemble de temps à autre.
- Elle n’était pas très populaire ! s’étonna la belle-mère.
- Ça, c’est rien de le dire ! Tout le monde est unanime : Nadine Lemont était une vraie peau de vache ! Elle a saigné son mari à blanc, à l’issue d’un divorce fleuve. Depuis, le pauvre homme est en dépression. Elle a mis sa fille unique à la porte, le jour même de ses dix-huit ans. Elle a profité pendant plus de trois ans de la naïveté de sa belle-sœur Catherine Lemont, qui venait toutes les semaines lui faire le ménage et le repassage en échange d’un coup de main au moment de remplir la déclaration d’impôt. Idem avec ses collègues. On n’en a pas trouvé un seul qui nous dise quelque chose d’aimable à son sujet. Il n’y a que Madeleine Balard qui l’aimait bien.
- C’est louche ! s’exclama le grand-père en souriant de toutes ses belles dents artificielles.
- Pas tellement. Elle a l’air bien pourrie la mère Balard. Deux mal-baisées sur le retour d’âge, elles devaient avoir des trucs à se raconter.
- Papa, qu’est ce que tu entends exactement par mal-baisées ? demanda Claudia depuis le tapis de jeux de sa petite sœur.
- Ça va, Claudia ! Tu n’as plus dix ans.
- Et vous ne suspectez personne ? enchaîna le grand-père au sourire céramique.
- Je n’ai pas tellement le droit d’en parler, mais pour l’instant, nous pensons au mari. La vengeance, le pied-de-biche repêché dans le bassin, ça joue contre lui. Il est artisan maçon. Nous suivons également Madeleine Balard, on ne sait jamais.
L’inspecteur Bonacci avait un peu bu et sa fille nota qu’il avait le nez et les oreilles rouges.

*****

Assis côte à côte sur le dossier d’un banc de bois, les trois garçons avaient les doigts gourds. En mars, au Havre, il ne fait pas plus froid qu’ailleurs, mais il y fait froid tout de même.
Lorsqu’ils n’avaient plus de quoi se payer le Cyber-Crack, ce qui arrivait souvent, les frères Jang et le fils Bonacci passaient leurs mercredis après-midi à rouiller sur les bancs publics. Pour tromper l’ennui, ils jouaient à un jeu crétin. À tour de rôle, ils devaient dérober sur les chantiers de la ville un objet, du genre encombrant. Au cours de l’hiver, ils avaient ainsi fait stock d’un rouleau de corde, d’un serre-joint, d’un casque jaune, d’une clef anglaise…
Ce mercredi-là, François avait pour objectif une auge à plâtre. Le cœur battant d’un trop-plein d’adrénaline, il se leva du banc, enfonça les mains dans les poches de son blouson et se dirigea vers le chantier du port de plaisance, de l’autre côté de la rue.

*****

Six mois plus tard, Damien Bonacci accepta une invitation à dîner de son ex-femme. Ils se retrouvèrent donc tous les quatre autour de la petite table carrée, dans la cuisine. Il y avait du gratin de pâtes et de la salade. L’ambiance était détendue. Sandro était passé en seconde, Claudia aussi, mais pas dans le même lycée.
- Alors, pour le meurtre de Mme Lemont, toujours rien ? demanda Florence pendant que Sandro servait l’eau gazeuse.
- Non, rien de rien. Je commence à penser qu’on ne le coincera jamais. Je suis convaincu que c’est le mari, mais impossible de faire tomber l’alibi. On est dans l’impasse…
- Il restera impuni, conclut Claudia.
- Je sais bien… Mais que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne vais tout de même pas inventer des preuves pour coincer ce pauvre bougre !
- Pauvre bougre ? Il a quand même tué sa femme ! s’indigna Florence.
- Je sais bien… Pourtant, je t’assure, quand on le voit, il fait pitié. Si c’est lui le meurtrier, je suis certain qu’il ne recommencera jamais.
- Alors tu baisses les bras, intervint Sandro d’un ton méprisant.
- Mais vous me faites rigoler tous les trois ! Que voulez-vous que je fasse de plus ? Ça fait six mois qu’on ne trouve rien ! répondit l’inspecteur d’une voix résignée.

*****

Sandro se rendait chez François quand son scooter le lâcha. Après avoir vérifié qu’il ne s’agissait pas d’une vulgaire panne d’essence, il appela son ami.
- François ? C’est moi. Je viens de tomber en rade rue Lemonnier, pas très loin de la planque, tu m’y rejoins ? Non. Oui, si tu veux, tu peux les prendre. Non, non, j’ai vérifié. Oui. OK, à plus.
La planque, c’était une vieille cabane à outils au fond du jardin du grand-père Bonacci. Depuis toujours Sandro aimait y bricoler, sculpter des bouts de bois, faire de la mécanique… Accessoirement, il y entreposait le butin des larcins du mercredi.
Il arriva le premier. En attendant François, il démonta les carénages en plastique. Non sans une pointe de fierté, il attrapa l’auge à plâtre pour y déposer les différentes pièces qu’il retirait de sa machine. Cette auge, c’est lui qui avait fini par la voler.
François arriva, un jeu de tournevis et une bouteille de cidre dans le sac à dos. Il souriait.
- Putain, François, fais gaffe, tu souris ! Qu’est-ce qui se passe ? T’as gagné au loto ? T’as croisé Lady Gaga en bikini ?
- Non, le rassura François toujours souriant. C’est juste que, quand tu m’as appelé, ma mère rentrait de la préfecture avec sa carte de séjour. Elle est tranquille pour dix mois.
- Génial !
- C’est clair ! T’as trouvé la panne ?
- Pas encore.
Les deux amis finirent de réparer le scooter tard dans la soirée, à la lueur d’un spot de chantier. La panne n’était pas bien grave : segments collés. Coût des réparations, zéro. Sandro sifflotait en nettoyant les outils.
Il rangeait l’auge et le spot quand sa bonne humeur fit place à l’horreur. Il se figea devant le tas d’objets volés.
Au bout d’un moment, François vint lui tapoter l’épaule.
- Qu’est ce qui t’arrive ?
- Je ne vois pas le pied-de-biche.
- Quel pied-de-biche ?
- Ne te fous pas de ma gueule ! Le pied-de-biche que j’avais embarqué place Jenner, hurla Sandro.
François blêmit. Même dans la pénombre, Sandro s’en aperçut, il chercha son regard. Les yeux sombres de son ami étaient doux, si doux qu’il eut du mal à prononcer l’évidence.
- C’est toi qui l’as tuée ?
- Non, répondit François d’une voix à peine perceptible.
- Alors, c’est Jacques…
Pas de réponse. À voix basse, Sandro continua :
- Jacques l’a tuée parce qu’elle allait vous renvoyer en Corée.
- Jacques et moi on est mineurs, ils peuvent pas nous expulser.
- Mais votre mère, si, murmura-t-il en se laissant tomber sur un tas de vieux sacs.
François ne disait rien, immobile. Sandro déroulait le fil de sa pensée :
- C’est vrai que la mère Lemont était une belle salope, papa l’a dit. Et si votre mère était renvoyée en Corée, elle serait exécutée illico.
Il regarda François, toujours immobile.
- Vous dormez toujours dans la même chambre ?
- Oui.
Sandro réfléchissait. Il renifla, se gratta la joue droite de ses doigts noirs, laissant une belle trace de cambouis entre ses poils clairsemés.
- OK. Il a un alibi, alors n’en parlons plus.
Les yeux pleins de larmes, François n’arriva pas à retenir un soupir.
- Demain Cyber-Crack ?
- Demain Cyber-Crack.

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