CARGO


CARGO
Laurent Brard




- C'est fini, salopard ! On va te balancer par-dessus bord !
Daphné se laissait aller. L'atmosphère était lugubre et la peur la prenait à la gorge. Cramponnée à la main courante, elle ne pouvait détourner son regard du macchabée dont la tête emballée dans un imperméable était posée entre ses pieds. De toute façon, que pouvait-elle voir d'autre ? Autour, ce brouillard d'une opacité inouïe empêchait toute perspective. Elle ne distinguait que cet amas de tissu masquant le visage de la mort. Le torse, déjà, brouillé par les fines gouttelettes en suspension, lui échappait.
Satisfaction de toucher au but, d'être à deux doigts d'effacer toute trace de cet homme monstrueusement impudent, de le voir là, à sa merci, incapable de se faufiler dans son dos, de l'effleurer, tournoyer, renifler tel une bête en rut. Horreur, à la fois, de le savoir si proche et de sentir son influence néfaste persister à ranimer sa souffrance, à forcer son intégrité, comme s'il s'installait définitivement dans son intimité, dans sa mémoire. Elle prenait conscience, à cet instant, qu'éliminer l'objet de sa tourmente ne suffirait pas à tout oublier. Le soulagement tant espéré à l'idée de se libérer d'une telle malfaisance tarderait à venir. Echappant aux remous vaseux des profondeurs de l'estuaire, une ombre perfide et tenace la talonnerait longtemps encore, elle le savait désormais. Son emprise demeurait si grande, si pesante...
Le roulis, lancinant, et le "flic floc" des vaguelettes heurtant la coque contrariaient l'immobilité et le silence morbide. Cette fichue carcasse n'en finissait pas de se balancer au rythme des flots ondoyants ! Chaque retour de rame, en faisant danser l'embarcation sur une quille déséquilibrée, transmettait au cadavre un soubresaut terrifiant. Chaque son, étouffé, détourné, semblait expiré de ses entrailles. Défiant l'évidence, quelque chose de vivant s'en dégageait. Les éléments, invitant le doute, éprouvaient la raison. Et si sa main venait à bouger, à l'agripper puis à l'étreindre jusqu'au trépas... Elle angoissait, subitement, de le voir se relever d'un bond...
D'un bref regard circulaire alentour, elle chercha, haletante, une improbable échappatoire, puis se ressaisit... Il fallait assumer, se contrôler, dominer tout ce que cette situation inimaginable lui inspirait, pour ne rien compromettre. Elle s'était imposée, elle voulait être là pour voir de ses yeux la fin de son calvaire. Richard n'avait pas besoin d'aide. Il aurait préféré qu'elle reste à quai ou, mieux, à la maison. Cédant à son insistance, il avait accepté de l'attendre, finalement, mais seulement après avoir refroidi et embarqué Blindau dans le doris.
Elle commençait à regretter toute cette mascarade. C'était une folie. Mais c'était fait. Plus moyen de revenir en arrière. Il fallait aller au bout, s'éloigner le plus possible de la côte. Pas une trace ne devait rester.
Une corne de brume hurlait au loin. Venait-elle du port ? Daphné était désorientée. Ils s'étaient écartés de la digue nord et fendaient une mer d'huile vers le large. La silhouette de Richard, aux commandes du doris, s'effaçait dans l'épais brouillard. Son souffle, en revanche, sifflant et grelottant, transperçait le silence de l'aube. Cette purée de pois les arrangeait. La ville, pourtant si près, semblait si loin, comme évaporée, diluée dans les vapeurs matinales. Ils ne pouvaient espérer mieux pour passer inaperçus. Pas d'horizon, seuls au monde, aucun risque de se faire surprendre... Le plan de Richard était parfait. Bientôt, des mois d'angoisse lourdement lestés allaient couler. Encore un peu de patience...
- Tu m'aimeras ou nous mourrons ! avait dit ce vieux dégueulasse avec un sourire effarant.
Ce murmure agressant son oreille, cette haleine sèche et acre glissant sur sa nuque, ces yeux furetant sa poitrine, caressant ses courbes... Tant de mots chuchotés au bureau, de rencontres sans hasard dans la rue, les magasins, de regards insultant sa pudeur, à la plage l'été, à la piscine ou au club de gym l'hiver... Plus de répit, plus d'intimité, il était partout. Jusque dans son lit, lorsqu'elle hallucinait en se réveillant de ses cauchemars les plus atroces. Richard la prenait dans ses bras, lui parlait... Dans les brumes du sommeil, l'espace de quelques secondes, elle voyait Blindau l'enlacer.
Souvenirs insupportables ! Daphné ne put retenir son pied qui, dans un élan de violence rancunière, rebondit sur la tête du mort. Il fallait en finir ! Personne d'autre ne savait. Depuis le début, ce pervers inébranlable s'était attelé à l'isoler. Au détour de quelques vannes bien placées, il soulignait chacun de ses faits et gestes et la présentait, insidieusement, comme une possible hystérique. Du haut de son Master de Psycho, Richard avait analysé la situation. Selon lui, toute tentative de dénonciation lui serait revenue en boomerang. Elle aurait morflé et Blindau se serait érigé en victime.
Durant tout ce temps, il avait assisté, impuissant, à la dégringolade de sa douce fiancée. Une cible choisie, à ses yeux, pour son charme, c'était indéniable, mais aussi pour son tempérament réservé, un peu timide, éminemment fragile et enclin à une certaine docilité. Le portrait qu'il avait dressé d'elle, ce jour-là, l'avait profondément contrariée. Daphné s'était sentie accusée d'avoir attiré l'attention de Blindau. Richard ne doutait pas de sa fidélité. Mais il semblait la suspecter d'une passivité complice. La jalousie s'invitait en lui, à ses dépens, même s'il se gardait de l'avouer. Ce sentiment intolérable d'être abusée perdait donc tout écho, jusque dans la confiance inestimable de Richard. C'était trop ! Submergée par la colère, déterminée à s'affirmer, à prouver qu'elle était tout sauf un "petit être fragile et docile" satisfait de plaire au premier venu, elle ne souffrirait plus l'emprise de Blindau. Depuis, des idées d'une violence qu'elle ne se connaissait pas agitaient ses pensées.
- Je vais le tuer ce salaud !
Au tout début, Richard l'engueulait lorsqu'elle s'égarait en menaces ou en invectives. Une gifle exaspérée ? Elle ne devait même pas y penser ! Il fallait tout ravaler, en attendant de trouver une solution convenable. Selon Richard, le pervers calculateur se nourrit de l'impulsivité de ses victimes. Réagir sans réfléchir l'aurait renforcé, soi-disant... "Prendre des précautions et s'ouvrir de sages perspectives", tel était son credo. Richard était lourd, parfois. Et la réalité bien éloignée de ses théories scabreuses. La réflexion, la sagesse et les perspectives s'éreintaient chaque jour davantage. Acculé, comme elle, par le jeu définitivement cloisonné de Blindau, Richard mit de moins en moins d'énergie à la raisonner. Finalement, les nerfs à vif, c'est lui qui, le premier, envisagea sérieusement de passer à l'acte.
Encerclés, assiégés, piégés, certains qu'aucune autre issue ne s'offrirait à eux, ils résolurent ensemble de le liquider, purement et simplement. Des mois de stress, d'angoisse, de colère contenue, d'envies réfrénées... Un imperceptible désir de vengeance aurait-il annihilé d'autres choix ? Daphné ne pouvait s'empêcher d'y penser, maintenant que l'affaire était pliée. Trop tard, de toute façon ! Autant se faire à l'idée que ce type horrible avait reçu sur la tête ce qu'il méritait.
Se concentrer sur la suite, se préparer à jouer l'étonnement pour faire comme tout le monde au bureau... L'absence prolongée de Blindau inquiéterait bientôt... Une enquête, sans doute... Des questions, peut-être... S'infiltrer dans la rumeur, le blabla, surtout ne pas sortir du lot...
Un bruit assourdissant l'extirpa soudain de ses songes. La corne de brume était toute proche désormais.
Qu'est-ce que c'est ?... Richard ! On est où ?
Il cessa de ramer, laissant la barque s'épuiser dans l'eau.
- Richard ! Je veux rentrer ! Allez, on le balance !
Elle s'apprêtait à saisir les épaules du cadavre quand elle sentit un courant d'air chaud lui caresser les joues. Le soleil pointait à l'est. Ses rayons éblouissants ouvraient un ciel maculé sur la mer et heurtaient ce gigantesque nuage opaque en station sur la côte. Quelques mouettes crièrent au jour revenu pendant que le doris finissait lentement sa course. Aveuglée par la lumière si blanche, étourdie par le roulis, Daphné cligna fermement les paupières et secoua la tête pour reprendre ses esprits. Puis elle commença à soulever péniblement le corps. Quelques rubans cotonneux mouraient encore ça et là...mais elle voyait clair tout à coup... bien plus loin que le bout de son nez. L'imperméable couvrait la dépouille jusqu'à la taille... au-delà, la vérité... ce pantalon...
- Richard ?
Un instant pour comprendre qu'il n'avait pas eu le dessus... Un instant pour oser lever le regard vers Blindau dont le visage, sur fond gris, s'offrait à la lumière... Un instant pour voir la fin dans le reflet de ses yeux fous. Puis la corne de brume, hurlant une dernière fois avant que l'étrave du cargo, monumentale, monstrueuse, ne perce le brouillard et pulvérise l'embarcation.
Dans le sillage du navire, quelques débris...

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