LA MORT BLANCHE

 LA MORT BLANCHE 
Flanjou

Il revint deux jours plus tard vers dix heures, les yeux au milieu de la figure mais l’air content. Il la rejoignit derrière le comptoir, se pressa contre son dos et l’agrippa par les hanches, le  menton sur son épaule. Sans se déplacer, les mains dans sa plonge, elle tourna la tête et lui donna le baiser qu’il venait chercher, léger, espiègle, sur la commissure des lèvres. Il sentait la fatigue, la transpiration, la nicotine recuite et le whisky. Mais son odeur à lui était toujours là, cette odeur qu’elle aimait, qu’elle aspira à pleines narines en plissant les yeux.  
J’ai gagné !  chuchota-t-il, triomphant. Il posa une enveloppe sur la paillasse de l’évier. Sortant les mains de l’eau sale, elle les égoutta d’une secousse, ôta ses gants de caoutchouc, prit l’enveloppe et vit la liasse à l’intérieur.  Trente-deux mille, murmura-t-il, la chance a tourné chérie !  Tandis qu’il actionnait la machine à café du bar dans un fracas de ferraille et de porcelaine, elle passa dans la cuisine pour ranger l’argent dans le buffet. Inutile de porter ces billets à la banque, il les reprendrait dès qu’il aurait vent d’une nouvelle partie et il perdrait une fois de plus. La seule chose qu’il eût jamais gagnée, c’était ce commerce minable. Une quinte-flush.
Elle rejoignit la salle. Il sirotait un expresso en grignotant une tranche de cake. Sans rien dire elle ramassa l’étui de cellophane qu’il avait jeté  par terre et le mit dans la poubelle. Il avala le fond de sa tasse, l’embrassa sur les joues et monta se coucher. Elle suivit le bruit de ses pas à l’étage, le grincement du sommier, puis le silence. Il s'était endormi.
Le buveur au casque fixait l’angle du plafond, au dessus de la porte ouverte. Ou peut-être considérait-il à travers l'ouverture l’éclatement de la floraison printanière. Eté comme hiver, il portait le même bleu, les mêmes godillots souillés, la même canadienne, le même casque. Il chevauchait une vieille mobylette au porte-bagages garni d’un cageot à légumes fixé par des sandows. Il posait son engin contre un arbre, entrait d’un pas lourd et venait se poster au bout du comptoir, les deux index sur le zinc, en grognant :   Boujou bien !  Le matin, calva pour commencer. Puis au fil des heures, rouge, rosé ou pression selon la saison. Il buvait d’un coup sans se décoiffer en renversant la tête, les yeux au plafond, le mégot entre l'index et le majeur, puis il faisait signe de remettre ça, du pouce. A chaque visite, il partait après le second verre à moins qu’une bonne âme ne lui en offre un troisième, auquel cas il remerciait d’un sourire crispé, la bouche entrouverte, sa langue cramoisie pointée entre ses dents déchaussées, pour faire aimable. Et quand il repartait de sa démarche pesante, il lançait à la cantonade: Allez, p’têt’ben à t’t’à l’heure ! 
Elle avait ouvert en grand pour profiter du beau temps et chasser le remugle de vinasse et de vieille pipe qui imprégnait l’atmosphère. Le café occupait le rez-de-chaussée d'un immeuble  riquiqui et vétuste, deux étages au coin d’une impasse à Soquance, le long des voies ferrées. En bas, la salle triangulaire, une cuisine, et les WC dans la cour encombrée de caisses et de fûts. A l’étage, la chambre et un cabinet de toilette. La clientèle était à l’avenant du caboulot. Dès les premiers jours, ses regards dédaigneux l’avaient  débarrassée des jolis-cœurs et des blagueurs de comptoir. Ceux-là vont boire là où on les écoute. Restait une clientèle de taiseux qui venaient entretenir leur stupeur alcoolique.
Quand elle avait annoncé à ses parents son intention de se marier, sa mère avait demandé: Es-tu sûre de ne pas faire fausse route ?  Carrée dans son crapaud, elle confectionnait des carrés au crochet avec des fonds de laine. Paul le vieux domestique avait allumé un feu. Il faisait bon. Ce jeune homme est peut-être sympathique, avait ajouté son père qui lisait la Croix dans son voltaire, de l'autre côté de la cheminée, mais il serait plus sage d’attendre qu’il ait une situation.
– Voyons, papa, il possède une entreprise prospère, que  demander de plus?  Son père avait eu un geste agacé de la main. 
-Vous vous montrez, ma fille, entêtée comme à votre habitude! Espérons que la vie ne vous fera pas payer cher cette  sottise !
Pour ce qui est de payer, elle avait payé. Et eux aussi. Sa future part d’héritage n’avait pas suffi, ils avaient du mettre la main à la poche pour indemniser les plaignants, retarder les huissiers, désintéresser les créanciers, payer les avocats. A tout prix éviter le scandale, la honte publique. Etouffer l’affaire coûte que coûte. Son père était ainsi.
Ses trois premières années de mariage avaient pourtant été idylliques. Elle ignorait qu’il jouait. Lorsqu’il disparaissait plusieurs jours d'affilée, c’était toujours pour affaires, croyait-elle. Ils possédaient une luxueuse villa à Sainte-Adresse. Tout ce qu'elle pouvait désirer à portée de main et les moyens de se l’offrir. L’affaire de son mari tournait à plein régime. Des collaborateurs compétents, des clients comme s’il en pleuvait. Sa société était citée en exemple dans les publications de la Chambre de Commerce.
Et soudain le dépôt de bilan brutal: cavalerie, abus de bien sociaux, falsification des comptes... Grâce à Dieu, ses parents s’étaient trouvés là avec leur argent et leurs relations pour éviter le pire. Son mari n’aurait pas survécu à une incarcération. Mais dans son aveuglement, la Justice ne l'avait pas épargné. Le verdict de banqueroute l'avait détruit, plongé dans la dépression et l’alcool. Et le  jeu plus que jamais, il était devenu incapable de rien d’autre. Pour vivre elle avait trouvé un emploi d’aide-soignante, puis elle avait repris ce commerce qu’il  avait gagné dans une partie douteuse.
Au début, elle avait continué à fréquenter les réunions de famille. Mais trop de regards de réprobation, de dédain, de mépris, ou pire encore, la commisération, la pitié. La pauvre fille  quel chemin de croix ! entendait-elle dans son dos. Elle aurait voulu se rapprocher de ses frères, mais ils n’en avaient que pour leurs carrières. Elle ne voyait plus que ses parents à qui elle rendait de courtes visites, et sa sœur, à Paris, entre deux avions.
Tu sais, avait un jour suggéré celle-ci, un divorce n’offusquerait personne. Papa lui-même en est venu à l’évoquer quand je suis allée l’embrasser l’autre jour.
Le divorce ? impossible ! que deviendrait-il, sans elle ?
L’homme en noir se présenta vers trois heures de l’après-midi. Une démarche souple, féline, on aurait cru qu’il glissait, que ses boots pointus ne touchaient pas le sol. S’accoudant au bar, il commanda un Perrier. Sa voix était métallique, à la fois sonore et retenue. Sans qu’il eût besoin de hausser le ton, chaque mot semblait un ordre dans sa bouche. Il portait un complet de soie moirée de coupe parfaite, très près du corps, sur une chemise blanche à jabot. Les boucles de ses cheveux de jais semblaient n’avoir jamais eu besoin d’être coiffées. Tandis qu’elle le servait, il ne la quitta pas des yeux. Des pupilles d’un bleu intense, dont l’éclat jaillissait d’orbites profondes, par-dessus les pommettes saillantes d’un visage maigre, presque émacié. Elle lui trouva une allure parfaitement vulgaire. Et pourtant, une élégance invraisemblable, un charme princier mais d’un autre univers, une séduction malsaine. La beauté du Diable, pensa-t-elle. A la fois révulsant et fascinant.
Et elle le fascinait tout autant, semblai-il. Tandis qu’elle nettoyait le percolateur, elle sentait dans son dos son regard insistant qui la détaillait, la soupesait, la caressait. Soudain, elle se sentit souillon, méprisable. Mon Dieu ! qu’était-elle devenue ?
J’avais tantôt rendez-vous avec votre mari, mais je crains qu’il ne m’ait oublié, souffla-t-il.
Je vais voir s’il est là, répondit-elle. Ôtant son tablier et ses gants, elle monta dans la chambre et le trouva étalé en travers du lit. Il faisait semblant de dormir. Dès qu’elle se pencha sur lui, il l’attira pour la lutiner. Elle  s’écarta en riant.
- Un homme te demande en bas,  vous aviez rendez-vous, paraît-il.
Son mari se figea, livide : Ainsi, il est venu !  Il tremblait.  Dis-lui que j’arrive!
Elle descendit l’escalier et regagna le bar.  Il va venir! annonça-t-elle à l’homme en noir. Celui-ci se pencha par-dessus le comptoir et tendit la main vers elle, suspendant son geste au moment de toucher sa joue. Ses doigts n’étaient qu’à quelques millimètres de sa peau, pourtant elle sentait leur contact, comme si une force magnétique en émanait. Une enveloppe apparut sous ses yeux, sans qu’elle sache comment. Il la posa sur le comptoir.
-D’importantes occupations me réclament, petite madame, je ne puis attendre. Donnez ceci de ma part à l’homme de votre vie !
Elle le regarda s’en aller sans répondre. Il disparut en passant la porte, happé par la lumière. Un long moment elle resta immobile, en contemplant le vide, puis se reprit, prit la lettre, et passa dans la cuisine. Son mari était attablé devant une bouteille de whisky.  Alors ? Interrogea-t-il. 
- Il est parti. Il a laissé ça pour toi.
Il examina l’enveloppe. Aucune inscription. Il l’ouvrit. Dedans, une carte de visite qu'il négligea et une feuille de papier  qu’il déplia: vierge. Un tic déforma son visage. Il prit son verre et but en frissonnant. Elle regarda le bristol sur la table, une publicité pour un club du Quai de l'Île, l’elite. Une inscription était portée, à l’encre rouge sur le carton, d’une petite écriture nette, serrée : 23h40.
-          Qu’est-ce que ça veut dire ?
-          La mort blanche ! La mort blanche ! répéta-t-il, éclatant en sanglots.
Elle serra sa tête contre ses seins et lui caressa les cheveux pour le consoler.
-          La mort blanche, expliqua-t-il, c’est un moyen d’éliminer quelqu’un en le faisant disparaître sans traces. Personne ne sait ce que tu es devenu. Tu n’existes plus, c’est tout. Voilà ce qui m’attend si je ne paie pas ce que je dois avant l’heure indiquée sur le carton
-          Et les billets que tu m’as remis tout à l’heure ?
-          Une rigolade ! il en faudrait cent fois plus ! Non, cette fois-ci, je suis fichu, mon amour.
– Et bien fuyons ! Mes parents nous donneront asile à Bourneville. La propriété est sûre. Nous y serons hors d’atteinte.
–Ne rêve pas, chérie. Ses sbires sont déjà dans la rue. Nous n’arriverions pas jusqu’à la Seine. C’est le Diable en personne !
Elle frémit en se rappelant l’impression que lui avait laissée leur visiteur. Mais elle se ressaisit, ils en avaient vu d’autres,  elle saurait bien les sortir de ce mauvais pas une fois de plus.
-Bon, dit-elle en se redressant. Ne désespérons pas. Nous allons trouver une solution. En attendant, je vais te faire des crêpes.
Quelqu'un appela de la salle, elle alla le servir. Quand elle revint, il regardait un matche de foot à la télé, allongé sur le canapé. Elle prépara les crêpes, les garnit de confiture de pêches, et les roula dans une assiette qu’elle posa sur un guéridon près de sa main. Il mangea de bon appétit, détendu. Il semblait avoir tout oublié. De temps en temps, elle regagnait le bar pour s’occuper des clients. A neuf heures, elle mit ses ivrognes dehors et ferma le bar. Puis elle fit la vaisselle, rangea la salle et vint le retrouver dans la cuisine. La flacon de whisky était vide.
– Je vais te faire une piqûre, dit-elle, comme ça, tu passeras une bonne nuit. Demain, il sera temps d’aviser.
Il la suivit dans l’escalier et se déshabilla pendant qu’elle retapait le lit Puis il se coucha et tendit le bras. Elle sortit du tiroir de l’armoire une seringue-dose, un garrot, du coton et de l’éther, et lui fit l’injection, un sédatif qu’emploient les médecins pour calmer les alcooliques qui deviennent violents. Un vétérinaire qui lui avait fait la cour jadis, quand elle pratiquait l'équitation, lui rapportait ce produit de Belgique, où il se procurait de la morphine pour ses chevaux. Quand la seringue fut vide, elle la jeta avec le coton dans une corbeille, et s’allongea contre son mari en le prenant dans ses bras jusqu’à ce qu’il s’endorme.  Alors, elle se releva et se mit à sa toilette.
Sa sœur avait raison : cette robe de cocktail lui allait à ravir. 
Je te l’offre, avait-elle dit, en la lui faisant essayer, pas besoin de retouche, on croirait qu'elle a été cousue pour toi ! De toute façon, elle ne me manquera pas. Mon financier de mari passe son temps à me couvrir de chiffons. Il paraît que la fréquentation des grands couturiers fait partie de notre standing.
Elle se détailla dans le miroir de la salle de bains en tournant sur elle-même. Elle avait chaussé  des escarpins à talons plats, assortis à son fourre-tout de cuir, souvenirs des temps meilleurs. Là-dessus un collier de perles fines qui avait échappé à la salle des ventes, un soupçon de maquillage et un voile d’eau de toilette. Elle se sentit enfin redevenue elle-même, presque gaie et insouciante. Exactement l’image qu’elle voulait donner.
Elle repassa dans la chambre. Il dormait paisiblement. Elle se retint de l’embrasser à cause de son rouge et se contenta de caresser sa joue de l’ongle de l'index. Puis elle descendit et téléphona pour commander un taxi. Quand celui-ci se présenta, elle se couvrit les épaules d’un châle de cachemire et sortit.
A minuit moins vingt très exactement, elle descendait de voiture devant l’élite. Avant même qu’elle ne pose le doigt sur le bouton de l’interphone, la lourde porte au guichet grillagé s’ouvrit et la silhouette de l’homme en noir se découpa à contre-jour dans la lumière tamisée d'un vaste corridor. Il la regardait intensément. Ses yeux bleus luisaient dans la pénombre. Elle ne manifesta aucune surprise.
- Je viens payer ce que mon mari vous doit, annonça-elle.
- Je t’attendais, ma belle, entre donc, répliqua-t-il en posant la main sur son épaule pour l’attirer à l’intérieur.
A l’aube, les trilles sonores d’un oiseau posé sur l’arbre, devant le café, tirèrent son mari du sommeil. La piqûre lui avait fait du bien. Il avait dormi comme un ange. Il se sentait frais et dispos. Il s'aperçut qu’elle n’était pas dans le lit, près de lui. Elle n’y avait pas dormi. Son oreiller était encore tout rebondi.
Il descendit dans le bar. Elle n’avait pas ouvert les volets. Il se prépara un grand café dans une moque qu’il emporta avec lui, et remonta dans la chambre. Elle n’était pas dans la maison. Il dégusta son café à petites gorgées, au lit.
Dehors, il entendit la mobylette du buveur au casque qui s’arrêtait. Puis un juron dépité. Le moteur hoqueta, s'étouffa, redémarra et s'éloigna vers un autre assommoir. De nouveau, le chant de l'oiseau résonna dans le silence.
Sa gorge se noua. Une larme coula sur sa joue.
Ainsi, elle l’a fait, pensa-t-il, elle n’a pas hésité ! Et  ce salaud qui ne voulait pas me croire quand je disais qu’elle le ferait ! Moi, j’étais sûr qu’elle le ferait. Elle m’aimait trop pour ne pas le faire !

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