SENS INTERDIT


SENS INTERDIT
Thomas Hédouin



Un coup. Puis un second. Deux balles, tirées à sept mètres vingt de la cible initiale. Deux balles, 9 mm, Parabellum, crachées par le canon d’un SIG P210 modèle 49. Une véritable machine à tuer. Mais, malgré les deux impacts et les deux trous qui s’en suivirent, malgré le sang, les morceaux verts et gris et blancs et rouges de cervelle éparpillée, les lambeaux de peau - de celle du visage -, les os en miettes, le cartilage pulvérisé, malgré tout cela, il resta debout - cloué sur place, comme qui dirait. Le sang grumeleux coula sur lui et on aurait dit qu’il s’en foutait. Il n’avait pas bougé. Pas d’un millimètre. Seulement ces deux orifices, désormais, qui ornaient son revêtement métallique.
Et le bruit, cette décharge d’enfer, ce brasier, cette éructation de la mort. Par deux fois répété. Il ne parviendra jamais à l’oublier, à ne plus l’entendre. Ces crissements suraigus qui maintenant lui harcèlent les tympans, comment jamais s’en défaire ? Et l’odeur de la chair brûlée ? Et le goût des cheveux souillés ? Et le contact de la cervelle, de la cervelle qui gicle et qui glisse tout le long de lui, les milliards de cellules à présent mortes et qui s’amassent et dont les circonvolutions ne sont plus qu’illusoires, oubliées déjà, un souvenir, à peine ?
Et surtout, par-dessus tout, avant et au-delà de tout cela, le regard de ce môme, étonné d’être déjà au rendez-vous, effaré d’en avoir si peu profité, lui qui, douze ans à peine, n’avait pas eu le temps encore, pas tout à fait – son œil exorbité et qui traîne le long de moi, se dit-il, le jus blanc de son œil emporté par la seconde balle - la première ne l’avait qu’effleuré. La moitié de la face arrachée au passage, la pommette et les longs cils de fille qui s’écrasent contre le métal froid de sa peau à lui. Le môme qui vacille, tournant, tourbillonnant sous le choc, le crâne entrouvert et qui, enfin, sent la douce brise marine lécher les plis obscurs de son for intérieur. Le môme : un vieux jogging usé, une casquette volée et de marque, des chaussures boueuses et un téléphone hors service pour montrer qu’on en a, plutôt qu’un môme en vérité. Les vêtements maintenant maculés, de sang, de lymphe, de pisse et de merde, comme on fait quand on meurt. Et lui, lui qui ne peut rien y faire, pas même bouger, tendre un bras, l’enterrer, l’essuyer, lui remettre, un à un, les petits os du petit front de son petit visage emporté – et quoi d’autre ? Lui, impuissant, lui qui a tout vu, depuis toujours, planté là, dégingandé, raide comme un poteau, l’abruti, l’inutile, l’interdit.
Cela faisait seulement six mois qu’il était dans le secteur. On l’avait planté là au début des travaux. Il avait fallu aménager une voie de sortie pour les camions qui emportaient avec eux tous les débris des immeubles qu’on avait fait sauter. C’était un sacré travail, il y en avait des tonnes et des tonnes à transporter, à charger dans les remorques qui faisaient plier les suspensions des poids lourds tant elles étaient pleines jusqu’à la gueule, de pierres, de gravats, de terre et de toutes sortes de matériaux abandonnés là, ferraille, ordures ménagères, parfois un caddie oublié, une carcasse de voiture, une poussette. Cela avait pris du temps, de tout dégager, mais moins qu’il ne l’aurait cru. Trois mois, à peine. Depuis l’explosion des tours, le rond-point de Montgaillard était en effervescence. Déjà qu’avec la présence d’Auchan au milieu des immeubles, c’était pas la joie auparavant, mais là, avec les expulsions, les relogements hasardeux, les travaux de reconstruction  d’une cité « à visage humain », en plus du flux de circulation généré par ce carrefour gigantesque, des gaz d’échappement et du bruit dégagés par toutes les voitures et tous les engins, caterpilars, goudronneuses et autres marteaux piqueurs, le quartier, c’était devenu comme une antichambre de l’enfer, version BTP. Aussi, des voies d’entrée et de sortie pour les chantiers, il avait fallu en aménager un certain nombre, dont la sienne. On l’avait installé bien à la vue, de sorte à ce que personne ne puisse le louper, son beau rouge éclatant barré d’un trait blanc que tout un chacun était en mesure de décrypter : sens interdit, continuez votre chemin, pas par là, demi-tour, allez voir ailleurs si j’y suis. On l’avait même orné d’un joli petit rectangle blanc, sur lequel était portée l’inscription : Sortie de chantier.
Mais, au bout de deux ou trois jours - il ne souvenait plus exactement, la notion de temps était pour lui une variable assez fluctuante - la poussière installa son royaume et le recouvrit presque entièrement d’un beau manteau jaunâtre et gris, mêlé d’eau de pluie. Si bien que, très rapidement, les accidents se multiplièrent : on n’avait pas vu le panneau, on avait l’habitude de prendre par là, avant, c’étaient pas des travaux qui allaient nous empêcher de rentrer chez nous, quand même, déjà qu’avec les jeunes et les bougnoules on sait plus par où passer, alors, les travaux, merci, et bonjour chez vous. Et souvent, eh bien, les voitures, elles se faisaient plier par les camions qui sont plus gros et qui leur roulent dessus. Lui, il se désespérait de cette situation. Il aurait suffi d’un petit coup de chiffon, après tout, pour le dépoussiérer, et tout aurait été clair, tout serait rentré dans l’ordre, on n’aurait pas pu contester, puisqu’il était là, lui, avec son petit panneau rectangulaire qui était bien joli. Il aurait bien voulu le dire aux gars qui bossaient là, leur faire un signe discret du coin de l’œil, viens, viens, il faut que je te dise un truc, tu sais, c’est pas compliqué, passe-moi un coup d’éponge à reluire et j’en fais mon affaire, moi, de tes accidents, je les arrête net, ils passeront plus par moi. Mais, bon, il fallait bien se résoudre à sa condition d’objet bête, de truc posé là et qui ne parle pas, pense encore moins, et quant aux sentiments, laissez-moi rire. Il fallait assister, impuissant, stupide, raide comme une trique, à tous les accidents, les carambolages.
Et, comme son intersection ne se situait pas tout à fait près du rond point, il n’avait même pas l’opportunité de s’amuser à regarder passer les voitures qui ne savent rien faire d’autre que des ronds, à lorgner les familles entières, toutes de boubous chamarrés, de djellabas flottant au vent, de jeans trop serrés sur les fesses ou de pantalons baggies dont l’entrejambe touche presque par terre, tous ceux-là qui s’en vont ensemble, à l’unisson, les uns poussant des caddies, les autres tirant des gamins par la manche, les derniers se poussant entre eux et se chamaillant bruyamment, s’en allant faire leurs courses, leurs emplettes, parce que c’est là que tout le monde se retrouve. Non, lui, il était à l’écart, près d’un buisson, le long d’un trottoir défoncé par le poids des camions. Il n’était pas rare, même, qu’un chien s’attarde autour de lui pour lui pisser dessus, mais jamais personne pour s’adosser contre lui et fumer une cigarette tranquille, pour le réchauffer du contact de son épaule en attendant le bus. Il était tout seul, retiré, loin et interdit.
C’était la nuit que tout semblait vraiment prendre vie autour de lui. Une fois les camions garés, les ouvriers partis, l’obscurité tombée et les rideaux des quelques barres conservées alentour, celles qui ne vomissaient pas encore leur laine de verre par tous les pores, celles qui accueillaient des populations sans le sou et qui, elles, ne feraient pas cette fois partie du « plan de réhabilitation des quartiers démunis » et surtout de la ZAC de Montgaillard, les chats qui sont gris sortaient de leur tanière et débarquaient pour se faire les griffes. Les murs des nouvelles constructions étaient à peine dressés que des bandes y avaient élu résidence. Parfois, pour boire des litres et des litres de bière dont les canettes jonchaient le sol au petit matin, histoire de se mettre à l’abri de la pluie et du regard des autres. Souvent pour zoner dans de futurs appartements tout juste ébauchés et dont jamais on ne deviendrait propriétaire une fois les travaux finis. Quelques couples d’amoureux s’y donnaient rendez-vous pour consommer la nuit à force de baisers et de baise inconfortables, malhabiles, et volés à peine à la nuit puante du Havre et de ses quartiers, de sa délinquance, de ses usines, de sa mer massacrée, de ses tours agglutinées et trop étroites pour y aimer tranquille. Des gamins venaient s’encanailler, s’envoyouter avec des plus grands, jusqu’à des heures indues, glissaient parfois sur les capotes usagées et pleines de foutre pourri, ou sur des seringues vérolées et vides. Des chiens y aboyaient des chants de mort, de ténèbres, et crevaient souvent la gueule ouverte et la peau trouée des crocs d’un autre qu’on aura eu lancé contre lui lors d’un combat de coqs ou de connerie.
La bande à Khader traînait autour de lui aux premières lueurs de l’aube, toujours ; les mômes étaient mis dehors par des parents qui s’enfilaient les trois-huit à la suite. Ils tentaient de récupérer ce que les grands frères oubliaient dans leurs débauches de la nuit, qui un joint pas encore fini, qui un fond de bière qui avait servi de cendrier et c’était dégueulasse, comme ça, dès le matin, le ventre vide, ce goût de malt et de cendre mélangés, mais on est fier alors on ne dit rien, on avale et on chiera plus tard à la maison quand tout le monde croira qu’on est à l’école. Avec un peu de chance, ils tombaient sur un paquet de cigarettes encore à moitié plein, et alors il fallait pas déconner, il fallait illico aller le donner à Khader, qui les redistribuait, parce que si on faisait ça en loussedé, qu’on les fumait tout seul dans son coin pour pas partager et que Khader l’apprenait, on passait un sale quart d’heure, ça oui, il cassait la gueule et tout, Khader, avec sa force qu’il tenait de son père qui était costaud et au chômage pour les invalides. Une fois, Jonathan avait voulu se siffler une demi-bouteille de ouisquie premier prix de chez Auchan à côté, une que les grands avaient même pas eu l’énergie de ramasser en repartant. Khader l’avait vu alors que, de son côté, il n’avait trouvé rien d’autre qu’un pauvre vieux mégot à cramer entre ses lèvres de gosse de douze ans. Jonathan, après, il avait dit que c’était au ski qu’il s’était cassé le bras – le problème, c’est que Jonathan, il faisait pas la différence entre ski nautique et ski alpin, pas plus qu’entre mer et montagne, étant donné qu’à dix ans et demi, il avait toujours vu ni l’une ni l’autre, jamais sorti de son quartier pourri.
Ce jour-là, il pleuvait un peu, comme d’habitude. Le ciel était bas et faisait peser des kilomètres cubes de senteurs avariées, qui toutes venaient de Port Jérôme, là-bas, au loin. Les mômes avaient enfilé leurs sweats par-dessus leurs blousons, ça le faisait bien comme style pour se la donner, et ils avaient rabattu leurs capuches sur leurs petites têtes. Un bout de nez qui dépassait, une lèvre, des yeux engoncés dans les plis du vêtement. Pas un bruit. Des phares de voitures qui traçaient dans la brume délétère du petit matin, et le son feutré des baskets qui font « splash » et « cruish » dans les flaques. La boue du chantier coulait lentement pour aller rejoindre la mer – rêvait-elle. En silence, les jeunes glaneurs faisaient leur marché. Pourvu qu’ils ne s’approchent pas.
Jimmy avait trouvé un journal de cul détrempé, et, malgré l’entremêlement des encres et des couleurs, on distinguait encore les fesses poilues d’une qui ouvrait les cuisses. Abdou, quant à lui, était tombé sur des tessons de bouteilles et s’était entaillé une partie de la paume. Il n’avait pas crié, vas-y la honte, il avait juste regardé le sang s’écouler depuis sa main jusque par terre, rejoindre la boue et les rigoles d’eau de pluie qui se mêlait à ses larmes muettes sur ses joues. Karima, enfin – on l’acceptait dans la bande, parce que Karima, c’était pas comme les autres, ces salopes qui font rien qu’à chialer leur mère dès qu’elles voient un cafard se balader sur leur main ou une grande sœur se faire faire l’amour en criant non par un grand frère qui assure grave pour pécho avec ses Adidas même pas en soldes. Karima, elle l’ouvrait pas, au point qu’on pouvait se demander si elle savait seulement le français. Karima, elle avait repéré un truc qui luisait, un peu, pas beaucoup, c’est vrai, mais suffisamment pour que ses yeux de lionne se figent sur la proie et qu’elle fonce droit dessus. C’était pas loin de la sortie du chantier, vers le panneau de sens interdit, dans le buisson. Putain, qu’est-ce qu’elle avait trouvé, s’égosillait Khader le branleur, le monsieur je frime en toute situation parce que j’ai les bras déjà plus gros que tes cuisses, parce que, dans ma famille, on est que des garçons, parce que les femmes, chez nous, elles existent pas, elles sont sous un foulard ou en fugue ou morte, et on s’en fout, on est les maîtres. Connard. Merdeux. Sale petit tyran. Il l’avait bien eue, la veille, en lui faisant croire qu’il voulait lui montrer sa Playstation 2. Karima avait mordu à l’hameçon, et lui, pacha de son trois pièces tout vide d’où sa maman s’était tirée depuis longtemps, il l’avait prise, là, sur le lit, il l’avait bloquée, avait fourré sa main entre ses cuisses, avait sorti son machin tout dur et encore petit pour lui arracher les entrailles, à elle. La merde brûlante qu’elle avait senti jaillir dans son ventre, c’était pas du sang, elle le savait ; elle n’avait que onze ans, mais elle savait ça ; là-bas, au bled, les femmes lui avaient expliqué comment ça se passe, mais pas avant le mariage, espèce de sale pourri, il lui avait volé sa vie, il allait payer.
Pas ça, non, ne le prends pas, crut-il pouvoir hurler – comme si les panneaux pouvaient se soucier du sort d’une petite fille qui ramasse un pistolet maculé de boue, le soulève, le porte à ses lèvres pour en lécher la terre et l’eau et le dirige, pleine de haine et calme, tellement calme, vers le petit garçon qui vocifère. Khader fumait une clope qui s’éteignait sans cesse à cause de la pluie. Il se tenait au panneau de sens interdit de la main gauche, et gueulait comme un putois vers Karima, éloignée d’une petite dizaine de mètres de lui, qu’est-ce qu’elle foutait, merde, putain de ta race. Le panneau qui pensait plier sous l’effort, voulait crier à l’aide, empêcher Khader d’avancer, il savait, lui, ce qu’elle avait trouvé, qu’elle avait entre les mains et qu’elle pointait sur lui.
Il les avait entendus, toute la nuit, les grands, complètement beurrés ; ils avaient acheté un flingue et des cartouches à une bagnole de luxe qui s’était arrêtée juste devant lui. Il avait bien vu, c’était Walid, un des frères de Khader, qui avait donné l’argent, et Alexandre, le petit dealer de shit, qui avait enfilé le magasin dans la culasse du SIG. Ils avaient acheté cinq chargeurs, de quoi s’amuser toute la nuit à se faire peur, à jouer aux gangsters, à poser style Scarface dont on avait tous le poster dans sa chambre. Mais, le ouisquie aidant, les exercices de tir tournèrent court, l’un tirant dans tous les sens et risquant de tuer tout le monde, l’autre visant le sein droit de Claudia Schiffer qui posait, lascive, sur un panneau publicitaire géant au milieu du rond point, le dernier enfin se tirant carrément une balle dans le pied, parce qu’il avait oublié de demander la notice à son fourgue et qu’il savait pas qu’il y avait un cran de sûreté. Finalement, les abrutis de la nuit avaient fumé de l’herbe en quantité, et, pris d’une crise de paranoïa aiguë due aux effets de la super-skunk, avait décidé d’un commun accord d’abandonner le flingue, on savait jamais, il avait peut-être servi dans une sale affaire, valait mieux s’en débarrasser, c’était plus prudent.
Viser n’était pas la chose la plus compliquée. En plus, ce petit connard prétentieux de Khader ne bougeait pas, il semblait ne même pas avoir remarqué qu’elle le tenait en joue. Karima savait où se trouvait le cran de sûreté, elle – encore un coup des femmes du bled qui, lors des massacres perpétrés par le GIA dans les campagnes algériennes, avaient toutes appris à se servir d’une arme pour repousser ces chiens galeux d’intégristes voyous. Le plus difficile, en fait, c’était d’évaluer la puissance de recul du pistolet. Elle avait peur de ne pas être assez forte, que son épaule ne tienne pas le coup, que son doigt glisse. Elle avait peur que le souvenir de la boue tiède qui avait coulé le long de ses jambes quand Khader l’avait flanquée à la porte de chez lui, la veille, en la traitant de gentille petite pute, ne l’empêche de presser la détente. Ce ne fut pas le cas. Elle tira un premier coup qui rata sa cible, elle ajusta, puis tira une seconde fois.
Quand la cervelle de Khader vola en éclats, elle lâcha le flingue. Personne n’avait bougé dans la bande, et la pluie légère tombait toujours régulièrement. Elle vit que du sang et des morceaux avaient giclé sur le panneau de sens interdit derrière Khader, dont le corps s’était violemment retourné sous le choc du tir pour aller s’écraser sur les graviers. Elle décida d’aller par là, et se mit à courir comme une folle. - Pas par là !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire