CRIME PASSIONNEL


CRIME PASSIONNEL
Suzanne Fleixas



Comment fait-on pour tuer quelqu’un ? Dans les films, ils ont toujours des revolvers, ou des fusils, ou des mitraillettes. La mitraillette c’est ce qu’il y a de mieux. On peut tirer des dizaines ou des centaines de fois sans s’arrêter. Dans les films, ils ratent parfois leur cible même avec une mitraillette, quand la cible se met à courir en zigzag et se cache derrière des poteaux, ou des voitures, ou n’importe quoi. Mais c’est du cinéma. En vrai, on ne doit pas pouvoir rater son coup avec une mitraillette. Mais comment fait-on pour se procurer une mitraillette, se demandait Madeleine?
Un après-midi gris et doux de septembre, elle avait longuement regardé à la télévision les tours jumelles qui ne cessaient de s’effondrer dans une fumée d’apocalypse. La trajectoire improbable et si déterminée de l’avion percutant la tour lui serrait les entrailles. Elle retenait sa respiration, elle restait suspendue à mille mètres au-dessus du sol, terrorisée, paralysée, annihilée, meurtrie à l’avance de la douleur du désastre prochain, improbable et pourtant si déterminé, qui l’attendait elle aussi, et qu’elle pressentait. Il arriva un mardi soir, le jour de Mars, le jour des guerriers toujours jeunes et intrépides qui ne font qu’une bouchée des pauvres Vénus aimantes et ridicules. Il lui dit qu’il la quittait, qu’il partait pour une autre plus jeune, moins ceci, plus cela. L’autre, elle la connaissait un peu. Il lui en avait toujours parlé comme d’une gentille gourde, sans doute pour brouiller les pistes. Ou bien avec le temps, elle avait dû devenir encore plus gentille et un peu moins gourde. En tout cas, Madeleine avait très envie de la tuer, même si elle se disait raisonnablement que c’était lui, le traître, qui méritait la mort. De toute façon avec une mitraillette, elle pourrait les tuer tous les deux.
On était déjà en novembre et les tours de septembre ne cessaient de s’effondrer dans d’infinis nuages de cendre. Sa vie était tombée en poussière, minée de l’intérieur. Elle avait toujours pensé que quand il partirait, quand elle n’arriverait plus à le retenir, sa vie serait finie. Et pourtant, elle était encore en vie. Mais rien n’avait plus de sens. Celui qu’elle aimait tant, qu’elle avait toujours eu tellement peur de perdre, dont elle souhaitait la présence plus que tout au monde, allait devenir pour elle une éternelle absence. Pour elle, mais pas pour l’Autre, celle qui avait remporté la victoire dans un combat pour lequel Madeleine n’avait même pas été armée ! Cette fois, avec sa mitraillette, c’est elle qui gagnerait.
Madeleine était vraiment décidée à tuer, mais les modalités pratiques l’arrêtaient. Et puis elle ne savait pas bien encore qui elle voulait tuer exactement. C’était un problème ça aussi, mine de rien. Au fond, le vrai coupable, c’était lui. Mais elle avait surtout envie de l’étriper, elle, la voleuse d’hommes, la salope en talons aiguilles qui lui avait piqué l’amour de sa vie.
            « Crime passionnel au Havre ». Est-ce que ça peut vraiment faire un gros titre ? Personne n’y croira. Au Havre il peut y avoir des crimes, mais quand même pas de la passion. Car Madeleine habitait  la ville la plus grise, la plus morne, la plus ridicule, la moins passionnée de France.  D’ailleurs on n’y avait jamais tué personne à la mitraillette. Il faut reconnaître quand même que la mitraillette, ça fait un peu marseillais, un peu règlement de comptes entre mafiosi. Mais comment tue-t-on au Havre ?
Madeleine revenait sans cesse à son scénario de prédilection. Elle aurait tellement aimé trouver un moyen de les faire monter dans la tour de l’Hôtel de Ville, cette drôle de tour en béton élevée soudain au rang de chef d’œuvre depuis que Le Havre avait obtenu son classement au patrimoine mondial de l’UNESCO. Car maintenant, on n’avait plus le droit de détruire quoi que ce soit au Havre, du moins dans le centre ville. Ça serait un crime contre l’humanité, ou plutôt contre son patrimoine, un crime de lèse-Auguste Perret. Elle venait justement de revoir le film « Table Rase », consacré au bombardement de la ville en septembre 1944, dans le petit cinéma de quartier qui le repassait chaque année. Elle avait été fascinée cette fois par la séquence du début qui montrait des images du bombardement nocturne filmé d'un avion. Les bombes s'écrasaient au sol dans un feu d'artifice complètement silencieux. Chaque gerbe lumineuse faisait voler en éclats, sans doute, une maison, un immeuble, une église, un théâtre, mais on ne voyait que la lumière dans la nuit, et on ne pouvait percevoir ni la souffrance ni la mort. C'était sinistre et beau. On n'avait pas encore inventé le patrimoine de l'humanité, et Madeleine rêvait maintenant de revenir à cet âge barbare.
Elle pourrait donc trouver un prétexte pour les faire monter dans la tour, une fausse convocation au bureau des permis de construire, celui qui est au 12ème étage, ou une invitation dans le bureau du maire, pourquoi pas ? Et pendant ce temps-là elle irait détourner un des avions qui décollent de temps en temps de l’aéroport d’Octeville, elle supprimerait le pilote, elle prendrait les commandes de l'appareil, et hop ! Elle le ferait s’écraser contre la tour. Et on verrait bien si on n’a plus le droit de détruire Le Havre ! On l’avait bien détruite, elle ! Elle qui est aussi un morceau de l’humanité…
Ce plan avait l’avantage d’être très spectaculaire et approprié à l’actualité, mais l’inconvénient d’être un peu compliqué, il fallait le reconnaître. D'ailleurs elle ne savait pas piloter un avion, et ça devait prendre un peu de temps de passer son brevet de pilote, non ? Cependant la mitraillette lui plaisait de moins en moins. Trop banale, trop expéditive. Elle chercha donc encore autre chose.
Au Havre, quand les gens veulent se tuer, ils se jettent parfois du haut du Pont de Normandie. Autrefois, c'était le pont de Tancarville qui inspirait les suicidaires. Fierté de la France gaullienne, solidement ancré d'un côté à la falaise des bords de Seine, il lançait son long bras suspendu par-delà le fleuve, « de l'autre côté de l'eau », comme on dit ici, et l'on devait se sentir un peu partie prenante de la grandeur nationale quand on prenait son dernier élan du haut du tablier.  Mais il semblait maintenant complètement dépassé par l'élégance de la courbure du nouveau pont qui s'élevait si haut au-dessus de la Seine, si haut, si haut... Cependant à sa connaissance, on n’avait jamais tué quelqu’un en le poussant du haut du pont de Normandie. Il aurait fallu quand même que l’assassiné soit très coopératif pour enjamber lui-même les rambardes et les barrières de sécurité. On pouvait peut-être l’y contraindre en le menaçant avec une arme, mais justement elle n’avait pas d’arme.
Mais tout de même, pourquoi chercher si loin ? Pourquoi se compliquer la mort ? Car c'était la falaise qui continuait à remporter tous les suffrages des candidats au suicide malgré l'engouement morbide pour les chefs-d’œuvre du génie civil.  Et si on se jetait couramment du haut de la falaise d'Etretat, notoriété oblige, le Cap de La Hève ne chômait pas non plus, pour ceux qui préféraient les suicides de proximité. Et après tout, s'il est si facile de sauter dans le vide, cela ne doit pas être bien difficile non plus de pousser quelqu'un, se disait Madeleine. Il faut y aller franco, c'est tout. En passant  devant le port de pêche, un jour, elle avait vu un petit attroupement autour d'un drôle de pantin raidi couché sur le ciment de la rampe d'accès à la mer. Il levait un bras vers le ciel. C'était un cadavre qu'on venait de repêcher dans le port. Un suicidé sans doute, tombé de La Hève et ramené dans les bassins par la mer, mais allez savoir... Peut-être qu'on l'avait un peu poussé. Il lui faudrait donc pister ses futures victimes, car elle devait guetter l'opportunité d'une promenade en amoureux sur la falaise, un dimanche de beau temps. Tous les amoureux finissent par se promener un dimanche au bord de la falaise.
Cette image d'un couple d'amoureux enlacés sur fond de mer et de ciel bleu, enveloppés par le piaillement des goélands, bercés par le bruit des vagues, lui fit soudain très mal, tandis qu'elle ruminait pour la centième fois sa future vengeance, assise sur un banc des jardins de l'Hôtel de Ville, face aux mélancoliques autruches de fer des bassins, en éternel équilibre sur une patte au milieu des roseaux. Le souffle coupé par la douleur, elle se leva pour respirer un peu, et se décida à récupérer sa voiture pour rentrer chez elle. Il était déjà tard. La lumière du soir colorait doucement les immeubles de béton. Elle allait se faire couler un bon bain bien chaud et boire un verre de whisky ou deux, ou trois, enfoncée dans les bulles de mousse parfumée. C'était un bon truc pour supporter d'aller se coucher seule, dans le grand lit vide.
En sortant du parking de la mairie, elle obliqua à droite pour profiter de la lumière du couchant d'automne sur l'Avenue Foch. Comme d'habitude, la vaste chaussée rectiligne était à moitié déserte, offrant au loin l'austère géométrie de sa Porte Océane qui laissait entrevoir l'horizon. Les allées bordées de très grands arbres se complaisaient dans leur douce solitude, n'abritant que de rares promeneurs. La belle et sérieuse Avenue Foch, si aristocratique, si peu commerciale, n'était jamais très fréquentée. Le vent s'y engouffrait souvent sans mesure, la pluie s'y répandait comme en terrain conquis, et les arcades qui resserraient le passage vers la mer semblaient alors si difficiles à atteindre. Mais ce soir de novembre une lumière aveuglante et prometteuse en jaillissait, comme dans un tableau du Lorrain. Blessée, Madeleine roulait lentement vers la mer. Elle revenait douloureusement à la stupide et insupportable réalité. Non, elle n'achèterait pas de mitraillette, elle ne ferait pas exploser la tour de béton de l'Hôtel de Ville en pilotant un charter miteux pour les Baléares improbablement détourné de sa route, elle ne pousserait personne du haut d'un pont ou d'une falaise. Malgré toute sa haine et sa rancœur, elle resterait complètement impuissante, inutile, trompée, abandonnée, et lamentablement inoffensive.
Là-bas, au coin du square Saint Roch, le feu passait au rouge. Madeleine ralentit machinalement. Un homme et une femme enlacés se préparèrent à traverser l'avenue. Du fond de sa tristesse, Madeleine reconnut immédiatement leurs silhouettes se détachant en contre-jour dans la lumière du soir. Ils venaient de s'embrasser sur le trottoir, et maintenant ils s'avançaient sur la chaussée, serrés l'un contre l'autre. Elle appuya brusquement sur l'accélérateur.  Après un sursaut, la voiture reprit de la vitesse, et elle dut donner un coup de volant vers la gauche pour ne pas les manquer. Dans sa rage, elle trouva le choc un peu décevant, mais elle comprit qu'elle les avait eus tous les deux. Elle s'arrêta un peu plus loin le long du trottoir pour ne pas gêner la circulation, elle descendit de la voiture et s'achemina lentement vers les deux pantins désarticulés qui gisaient au milieu de la rue. Des promeneurs sortant du square s'étaient déjà précipités. Une grosse femme arrivait vers elle en hurlant. Madeleine la contourna et s'approcha des corps étalés. Tout d'abord elle ne comprit pas. Elle ne voyait là qu'un adolescent aux yeux grands ouverts et une fille inconnue, très blonde, très jeune, avec du sang autour de la tête. Que s'était-il passé ? Où étaient ses vraies victimes ? Les gens criaient autour d'elle, un homme la saisit par le bras. « C'est un malentendu, murmura-t-elle, un affreux malentendu. Je me suis trompée, excusez-moi, je suis désolée, désolée ». C’était toujours la même chose. Elle s’abîmait dans ses pensées, elle combinait des plans compliqués, et puis au bout du compte, au moment d’agir, elle improvisait n’importe quoi. La semaine dernière elle avait poussé une vieille dans le bassin Vauban, derrière la gare. Et avant-hier, avant-hier… il lui semblait bien qu’elle avait encore raté son coup. Elle ne pensa plus alors qu’à son bain chaud et à son verre de whisky. Elle dégagea énergiquement son bras, et elle décida de rentrer chez elle le plus vite possible et de se coucher tôt.



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