LE VIEIL ECONOME



LE VIEIL ECONOME
Aurélie Ligier
 

Lorsque Suzette rentra chez elle, encore toute chamboulée par la nouvelle qu’elle venait d’apprendre de la boulangère, elle trouva son mari penché au-dessus de la table de la cuisine.
Son économe à la main, il épluchait les patates.
— Tu as vu ?
— Quoi ? Que veux-tu que je voie ? J’épluche les patates. C’est quand même incroyable que même ça, je ne puisse pas le faire tranquillement !
Elle haussa les sourcils. Le pauvre homme ne supportait plus rien. Elle disait souvent qu’il avait mal vieilli. S’ils n’étaient pas aussi vieux, elle aurait même été tentée de partir, d’aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte. Mais à son âge… il n’était plus temps de chercher l’amour. Elle espérait juste, parfois, que le sien lui reviendrait.
— C’est la voisine, sa fille l’a trouvée morte dans le salon, la gorge tranchée net. Tu te rends compte ? Il y a un cinglé qui se cache peut-être dans notre quartier. Un malade, Charles ! Tu m’entends, dis ?
— Comment veux-tu que je ne t’entende pas ? Tu me hurles dans les oreilles. Je ne suis pas aussi sourd que toi.
Il continuait d’éplucher ses patates, nonchalamment. Ce mouvement, répétitif, lui apportait du réconfort et l’aidait à se couper des jérémiades incessantes de sa femme. Comment aurait-il pu deviner qu’elle deviendrait si bavarde avec le temps ?
— De quoi as-tu peur Suzy ? Qu’il vienne te tuer toi aussi ?
Il lui jeta un regard sadique qui lui fit froid dans le dos. Il avait arrêté son ouvrage et brandissait presque son économe à la manière d’une arme.
Elle lui tourna le dos, fâchée qu’il ose en rajouter malgré la peur qu’elle affichait déjà. Quel rustre ! Ne pouvait-il donc pas la rassurer ? La prendre dans ses bras et lui murmurer un mot gentil ? Le fait d’être vieux interdisait-il qu’il reste un peu de tendresse entre eux ?
Elle s’enferma dans la salle de bain et se mit à pleurer. Au fond, peut-être allait-il venir à sa rencontre lorsqu’il entendrait ses sanglots ? Peut-être regretterait-il son accès d’humeur ?
Après une demi-heure de pleurs bruyants, qui lui laissèrent les yeux rougis et le visage humide, elle dut se rendre à l’évidence : il se moquait bien de sa détresse. Elle songea qu’ils n’avaient plus d’époux que le nom et se fit couler un bain tiède. Elle avait besoin de se laver les idées.
À l’instant où son pied encore dégoulinant toucha le tapis de la salle de bain, une voix résonna à travers la maison.
— Où est-ce que tu es encore passée ? C’est prêt, le dîner va refroidir !
Elle pensa amèrement qu’il n’avait même pas remarqué son absence tandis qu’elle se morfondait dans son coin. Elle en ressentit une douleur piquante suivie d’un accès de rage. Ses pleurs l’avaient laissée épuisée, chancelante et lui, non seulement ne s’en était pas inquiété, mais ne s’était même pas douté de la situation. Il avait juste continué d’éplucher les patates, comme à son habitude.
Sans dire un mot, elle attrapa une serviette et s’en couvrit le corps. Sa peau, déjà fripée, avait pris un aspect laiteux et ondulé. Elle s’essuya sommairement et enfila une robe de chambre, après quoi elle se rendit à table en continuant de se sécher les cheveux. Le regard noir de son vieux mari l’incita à laisser son linge à l’entrée du salon.
Elle s’installa devant lui et poussa ses patates du bout de la fourchette. C’était des patates rouges. Suzette les aimait bien – elle n’était pas difficile – mais elle préférait les faire revenir dans un peu d’huile. Avec l’âge, elle était devenue encore plus friande de ces fritures improvisées. Mais le bougre avait fait cuire les patates à l’eau !
La couleur rouge des patates lui évoqua vaguement une gerbe de sang. Pauvre voisine !
Après avoir retourné les patates sous toutes les coutures et avoir subi les remontrances silencieuses de son époux, Suzette avala son repas et reporta son assiette à la cuisine.
Tant pis ! Elle se consolerait avec le dessert.
C’est ce qu’elle fit, sous le regard lourd de Charles qui la trouvait déjà suffisamment bien portante.
Elle fit la vaisselle, il l’essuya, et tous deux se mirent au lit de bonne heure. Ils n’avaient pas la télévision et avaient renoncé à la belote en même temps qu’à leur vie amoureuse. Chacun retrouva sa place dans le lit et s’y cantonna. Avec l’âge, le matelas s’était creusé et épousait désormais parfaitement chacun de leurs corps.
Le lendemain matin, à l’aube, la police frappa à la porte de leur domicile. Charles s’était absenté dans le jardin pour repiquer ses laitues et c’est Suzette qui vint ouvrir aux forces de l’ordre.
Deux hommes et une femme attendaient sur le pas de la porte. En voyant la vieille femme, ils présentèrent leurs cartes de police.
— Bonjour Madame ! Nous enquêtons sur la mort de votre voisine, madame Joklias. Des témoins ont vu votre mari sur les lieux peu de temps avant le décès. Nous aimerions lui parler.
Suzette se sentit pâlir. Son mari ?
— Il est dans le jardin. Entrez, je vous en prie.
Elle se poussa pour les laisser passer et les conduisit vers la cuisine. Tout en préparant du café et quelques gâteaux, elle fit la conversation.
— Il devrait bientôt rentrer vous savez, il ne s’absente jamais très longtemps. Je me souviens qu’il m’a dit, hier, qu’il passerait voir Chantal – madame Joklias – dans l’après-midi. Il lui avait promis d’apporter des pommes de terre. Vous savez, mon mari n’est pas du genre à tuer quelqu’un, si c’est ce que vous pensez.
Le silence des agents de police lui indiqua qu’elle était sur la bonne piste. Elle leur servit le café qu’ils burent silencieusement sans toucher aux gâteaux secs qu’elle avait déposés sur une assiette.
Lorsque Charles Fernans apparut devant la porte, étonné de trouver autant de monde dans sa cuisine, les policiers se levèrent et l’invitèrent à les suivre.
Ils n’avaient pas encore de mandat, mais ce n’était qu’une question de temps. Mieux valait qu’il se montre coopératif.
Le vieil homme se tourna vers sa femme.
— Qu’est-ce que tu leur as dit, sorcière ? Tu es allée leur raconter que j’avais tué cette pauvre femme ? Mais qu’est-ce que tu as dans la tête ? Tu me connais tout de même !
Il s’éloigna, un peu étourdi, suivi de près par la police.
Après son départ, la maison redevint étrangement silencieuse. Ils avaient eu de la chance de trouver cette maison dans la campagne proche du Havre, quinze ans auparavant. Mais le silence savait aussi être pesant. Charles ne resta pas absent très longtemps. Il fut longuement interrogé et les preuves n’étant pas concluantes, fut relâché bientôt, clamant à qui voulait l’entendre qu’elle était encore vivante lorsqu’il l’avait quittée vers quinze heures trente. Il grognait également que ce n’était pas des façons de traiter un vieil homme qui n’avait rien fait d’autre que de donner quelques patates à ses voisins et voisines.
En le voyant rentrer à la maison, Suzette se jeta dans ses bras, mais il la repoussa avec force. Elle était bien la dernière personne qu’il voulait voir. Imaginer qu’on puisse le soupçonner ainsi – et de meurtre ! – le mettait dans tous ses états. Et sa satanée bonne femme y était sûrement pour quelque chose ! Qu’avait-elle encore manigancé contre lui ? Ce soir-là, ils dînèrent chacun de leur côté, elle dans le salon, lui dans la cuisine et se couchèrent comme à leur habitude. Il y avait désormais dans le lit conjugal comme un mur invisible et infranchissable.
De temps à autre, Suzette jetait des regards vers lui, mais il n’y répondait pas, préférant l’ignorer.
L’enquête avançait lentement et les rumeurs allaient bon train. Quelques jours plus tard, la coiffeuse informa Suzette, sur le ton de la confidence, que la police connaissait l’arme du crime. Son neveu travaillait au commissariat depuis l’été dernier. D’après les conclusions de l’autopsie, il s’agissait d’une lame très fine et courte. Un scalpel peut-être ou une lame de rasoir. Bien sûr, il ne fallait pas divulguer cette information.
Personne ne semblait au courant par ailleurs, mis à part madame Seigne, l’infirmière et monsieur Tinois, le vieux professeur, que Suzette croisa sur le chemin du retour.
En rentrant chez elle, après avoir refermé la porte derrière elle, elle s’absenta un moment dans le cellier. L’air y était frais et elle aimait la lumière tamisée qui s’y infiltrait par les persiennes.
La pièce était presque vide, une simple étagère de bois accueillait les bocaux, sur la droite, tandis que les paniers de pommes de terre s’alignaient contre le mur qui se trouvait face à elle.
Elle s’en approcha et enfouit la main dans l’un des paniers, pour faire jouer les patates sous ses doigts. Le contact, rond et doux, l’apaisait.
Malgré ce que lui avait dit Lucie, la coiffeuse, tout le village ne parlait plus que de l’arme du crime. Un détail qui, pourtant, aurait dû rester secret pour la bonne marche de l’enquête. Elle ne savait trop que penser de tout ce remue-ménage.
Soudain, d’un geste brusque, elle retira sa main du panier. Quelque chose lui avait accroché le doigt et il saignait abondamment.
Elle remonta précipitamment à l’étage pour désinfecter la plaie. Une coupure à n’en pas douter.
Le lendemain, Suzette s’enferma dans le débarras pour coudre à son aise. Charles, quant à lui, éplucha des patates toute la journée.
Pourtant lorsqu’elle s’absenta dans la soirée pour rencontrer quelques amies, un nouveau meurtre eut lieu.
En entrant dans le salon, elle avait trouvé son époux assis à table, en train d’éplucher un autre panier de patates délicatement rosées.
— Tu as entendu ce que je te dis, Charles ? Il a encore tué ! Ne vas-tu donc rien faire pour me protéger ?
— Que veux-tu que je fasse ? Tu veux déménager ? Et pour aller où ? Je suis trop vieux pour m’inquiéter de tout ça. Si ce fou veut me tuer, grand bien lui fasse. Mais après tout, ce qui t’inquiète, c’est bien que je puisse être ce tueur pas vrai ?
Les accusations dont il avait été victime lui laissaient un sentiment d’injustice et de frustration. Pourtant, il frémit en apprenant qui était la seconde victime, la petite jeune de la maison qui se trouvait juste à la droite de la leur.
Suzette avait immédiatement pensé que la position des deux victimes faisait de son mari un coupable parfait.
C’est aussi ce que semblait penser la police, qui se présenta de nouveau à leur domicile dans la soirée.
Charles fut mis en garde à vue durant quarante-huit heures et aucun meurtre n’eut lieu pendant ce temps-là. L’enquête suivait son cours et les preuves s’accumulaient peu à peu, ne semblant désigner qu’un seul et unique coupable.
L’arme du crime n’avait toujours pas été retrouvée. Mais dans les deux maisons, les empreintes du vieil homme avaient pu être relevées. Pourtant, il n’y avait là rien de bien étonnant dans un si petit village. D’ailleurs, monsieur Fernans n’avait jamais nié être venu rendre visite aux deux femmes assassinées. Ce qu’il niait farouchement en revanche c’était d’être responsable des meurtres.
Suzette avait été interrogée également. La police avait la conviction que c’était l’une des personnes du couple – et peut-être les deux ! – qui avait fait le coup.
Il faut dire que la jeune voisine, encore étudiante, avait été assassinée dans sa cuisine. Le meurtrier semblait être passé par le jardin, mitoyen avec celui des Fernans.
Les soupçons à l’égard de Charles s’étaient amplifiés lorsque les traces de ses sabots avaient été découvertes dans le jardin de la jeune fille, après un examen minutieux.
Mais rien, jusque-là, ne prouvait sa culpabilité de façon certaine. Rien, jusqu’à ce que Suzette ne remonte un panier de patates – celui même dans lequel un objet tranchant l’avait éraflée une semaine auparavant.
Tandis qu’elle commençait à les éplucher, elle découvrit une lame semblable à celle d’un rasoir, enfouie dans une pomme de terre. Elle semblait couverte de sang, à moins que la couleur des patates n’ait troublé sa perception des couleurs.
Suzette appela immédiatement la police et l’objet fut envoyé au plus vite à un laboratoire de la police scientifique.
C’était la fin pour Charles Fernans : il eut beau clamer son innocence, tout l’accablait. La lame était couverte de ses empreintes et le sang appartenait aux deux victimes des meurtres.
Lors de son procès, Charles Fernans nia toute implication dans quelque meurtre que ce soit. Sa femme, sans doute, avait tout manigancé.
Lorsque l’avocat, pragmatique, l’interrogea sur les motivations de son épouse, Charles ne sut que répondre. À vrai dire, il ne savait pas très bien ce que sa femme lui reprochait, mais il avait la certitude qu’elle lui en voulait.
Suzette sentit sa mâchoire se contracter en entendant ces mots. Elle se leva et quitta la salle.
Un mouvement de sympathie à son égard parcourut l’assemblée. Ce vieux cinglé, cet assassin, comment osait-il accabler sa femme de la sorte ? Ne souffrait-elle pas assez de le voir ainsi traîné dans la boue ?
Lorsque la sentence fut prononcée – trente ans de prison – Suzette ne cilla pas. Elle soutint le regard haineux de son mari, emmené par les forces de l’ordre.
Puis, lorsqu’il eut passé les portes du tribunal, elle s’effondra.
Son époux, l’homme qu’elle avait tant aimé… Cela faisait de longues années maintenant qu’il ne manifestait plus d’attention à son égard, qu’il semblait même ne plus rien éprouver pour elle. Voilà qu’à présent, il ressentait de la haine. De la haine là où elle aurait voulu de l’amour.
Elle ne le reverrait plus. Trente ans, à son âge, c’était comme une peine de mort. Il finirait sa vie entre quatre murs, loin de son potager.
Elle pleura longuement puis, fièrement, se releva et rejoignit son domicile, dédaignant les offres d’aide de ses concitoyens émus.

Suzette posa ses clefs sur la table de la cuisine. Elle ne fermait pas la porte habituellement, mais avec les hordes de journalistes qui se bousculaient à sa porte, mieux valait être prudente.
Son regard s’attarda, songeur, sur un panier de patates qui avait été abandonné près de l’évier. Elle le déposa sur la table et se dirigea vers l’armoire pour y attraper un ustensile.
Elle entrouvrit à peine le tiroir et y glissa la main, en tâtonnant. Ses doigts effleurèrent le manche en bois d’un vieil économe auquel il manquait une lame.
Elle se souvenait l’été dernier, lorsque son mari l’avait cassé. Il avait voulu jeter la lame, mais elle avait insisté pour la garder. Une lame d’économe ça pouvait encore servir. Elle avait toujours eu horreur du gâchis. Sans la toucher, elle l’avait enveloppée dans un mouchoir – pour ne pas se couper.
Elle attrapa l’outil cassé et le jeta dans la poubelle. Après tout, il fallait parfois accepter de se séparer des vieilles choses.
Elle en saisit un neuf, en plastique, que son mari utilisait souvent et s’installa à table. Et pendant qu’elle épluchait les patates, ses pensées lui échappèrent.
Après toutes ces années et après les événements récents, il n’avait toujours pas compris. Tout ce qu’elle avait souhaité, c’était un peu de tendresse et d’amour. Il lui aurait suffi d’un tout petit peu d’affection…

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