Thomas Hédouin
C’est nous qui l’avons découvert.
Les premiers. On était là, à glander du côté des falaises, entre Octeville et
Cauville, pas loin de la valleuse, il y a un sentier qui descend abrupt, pour
les pêcheurs à pied imprudents. C’est raide, ça glisse, les cordages ne tiennent
plus que par un fil ; un vrai merdier. Arrivé en bas, te voilà sur des
galets énormes, verts d’une algue qui dérape. Un cloaque.
Quand
on l’a aperçu, on a cru à un chien crevé. Ou un gros poisson, un phoque, perdu,
loin de chez lui, rejeté sur nos côtes normandes par quelque chalutier assassin.
C’est seulement quand on s’est approchés qu’on l’a reconnu. C’était lui. La mer
lui avait fait son affaire, il était bien transformé, ce salaud ; gonflé
au lavage, rétréci à l’essorage. Mais c’était lui, pas de doute.
En
fait, on fixait une vague forme humaine, ramenée par le ressac ; bouffie,
à moitié bouffée, blanchâtre, nuancée de vert et de bleu, incongrue. Nos amis,
coquillages et crustacés avides de chair, n’y étaient pas allés de main morte;
il l’avait dépecée sur tout un côté ; du beau boulot, propre, ne laissant,
fines bouches, que les os et quelques lambeaux d’entrailles. De l’autre côté,
le cadavre était boursouflé, encore quasi-intact. Le plus plaisant, le moins
ragoûtant, c’était le spectacle que les étrilles nous proposaient, s’acharnant
sur la partie centrale du corps ; elles lui déchiquetaient, voraces, les
couilles et la queue. Il avait ce qu’il méritait, il payait par là où il avait
péché, mais quand même...
Le
corps s’est mis à bouger, tout seul ; ça nous a foutu les jetons ;
quelques millimètres, quelques soubresauts ; résistant, l’enflure. Il a
continué à frétiller, et un poisson gluant lui est sorti de la bouche, écartant
suffisamment la mâchoire pour la faire craquer.
On
n’a pas pu résister. Déjà, trouver ce truc sur notre plage, en pleine
décomposition, ça nous avait chamboulés, mais qu’un poisson lui sorte de la
gueule et lui ouvre plus grand encore qu’il l’avait, ça nous a définitivement
stressés. On s’est mis à gueuler, à hurler. On a appelé au secours, rameuté le ban,
vite, les mecs, y’a un macchab sur la grève, virez-nous ça, on va avoir des
traumatismes de la petite enfance si vous le dégagez pas de notre coin de
paradis. Parce que notre plage, c’est sacré ; c’est à nous et rien qu’à
nous.
Après,
on a déchanté. Question sacrilège, voir débarquer les poulets dans notre asile
de paix, ça frise la profanation de sépulture. Ils sont arrivés, ont déployé tout
leur arsenal linguistique pour nous faire déguerpir de notre nid douillet.
-
« Allez, dégagez, tirez-vous, du vent, merde ! » Ca, c’est le
commissaire Bol, honnête, mais qui nous apprécie pas plus que ça ; il nous
accrocherait bien à son tableau de chasse, un de ces quatre.
On
n’a pas demandé notre reste. On s’est cassés, parce qu’avec cette volaille
alentour, on n’avait pas envie de l’attraper leur grippe aviaire, non merci. En
partant, j’ai entendu, au loin, un planton, penché sur le corps :
« Merde, c’est Vaugrenelles ! » Eh ouais, mec, ce que t’as sous
les yeux, troué de partout, c’est bien Vaugrenelles, du moins ce qu’il en
reste.
Vaugrenelles.
Ce type m’a toujours débecqueté. Une huile descendue de Paris, ça tombe bien
pour un bonhomme qui communique sur le pétrole. Les rabatteurs de Toto
l’avaient repéré : industrie pétrolière prolifique, Toto a voulu
miser sur le meilleur pour expliquer, avec tous les raffinements de la com’,
que, malgré les bénéfices monstres engrangés, « un plan social était à
envisager ». Dès son arrivée, Vaugrenelles a incarné l’enculé de service,
le collabo number one, le jaune que tu mélanges pas avec de l’eau. Ce
con-là, ça a eu l’air de lui plaire de virer tout le monde, ou presque. Sourire vissé sur des lèvres qu’on rêvait
d’éclater d’un coup de talon. En trois ans, il a mis à la porte près de trois
mille ouvriers, graissant bien les gonds pour que ça glisse. C’est sûr, quand,
les mots, tu les as…
Nous
autres, on l’a pas, la parole. Mais on l’a pas fermée pour autant.
Le
jour où le vase a débordé, à cause de la goutte de fiel venue s’éclater dedans,
je m’en souviens.
Je
prenais l’air, étourdi par les vapeurs délétères des cheminées brûlantes de Toto.
Passant à côté du bureau de Vaugrenelles, j’ai vu la scène à travers la
vitre ; ça m’a foutu la gerbe.
Vaugrenelles
avait engagé Saïda, une copine à nous, comme secrétaire. Parcours
difficile ; une petite comme cerise sur son gâteau amer. Ce boulot de
secrétaire, c’était un peu de lumière au bout de son foutu tunnel.
J’avais
assisté de loin à l’entretien d’embauche ; j’ai toujours un œil sur Saïda,
vu qu’elle est belle, que je l’aime, et que des yeux j’en ai deux, un pour
l’amour et l’autre pour le ciel. Le directeur de la com’ présidait le
jury :
-
« Mademoiselle, l’image d’une entreprise est un
élément majeur de son dynamisme, et, chez Toto, nous tenons à cette
image. Et je dirais que vous me semblez l’incarner parfaitement : vive,
réactive, vous disposez d’un physique qui ne laissera pas nos interlocuteurs
indifférents ; il faudra savoir en user, à votre avantage, bien sûr. Affaire
conclue ? A lundi.
-
Bien… à lundi… Monsieur. »
Il
ne lui avait pas laissé le temps de réfléchir. Un peu étourdie, Saïda était
sûre d’une chose : elle avait un boulot, et allait pouvoir mener une vie
décente. Moi, j’avais zyeuté son contrat : C.E.D.P., Contrat d’Embauche
à la Discrimination Positive. Pas mal… J’en ai eu tellement mal aux couilles
que j’ai voulu me tirer, au moment où j’ai saisi le regard de Vaugrenelles se
poser sur l’arrière-train de Saïda, et sa langue venir lécher ses lèvres
carnassières.
Le
premier matin, on a expliqué à Saïda que sa présence était due à une
« mesure gouvernementale exceptionnelle » ; elle pouvait se
considérer, pour ainsi dire, en période d’essai perpétuelle. J’en aurais avalé
mon dentier. A partir de là, ça a été compliqué ; je crois qu’en vérité
tout était écrit dans ce putain de contrat.
Ce
que j’ai vu ce jour-là, lorsque la goutte a tout fait déborder, mon cœur, mes
yeux, ma colère, ce sont les larmes de Saïda. Silencieuses, elles coulaient le
long de son nez joli, sur ses lèvres mignonnes - que ses dents mordaient -, sur
son menton parfait - que quelques tremblements faisaient vibrer. Remontant,
j’ai vu les épaules courbées de Saïda, ployant sous le poids d’une main tenace,
implacable. Elle était pliée en deux, Saïda, le ventre contre son bureau,
croupe en l’air ; au bout, Vaugrenelles, rubicond, qui la prenait par-derrière
à la faire hurler ; elle ne disait rien. Elle était muette.
-
« Allez, tu vas pas chialer, ma belle ; faut bien faire quelques
concessions de nos jours pour avoir un boulot ; être flexible, savoir se
plier ; et tu vas me faire le plaisir de te plier plus en avant. Y a pas
de mal, hein, c’est bien comme ça qu’on fait dans ton pays, pour pas déflorer
les petites vierges de ton espèce !…
Et
moi, dans le silence de Saïda, j’ai entendu une chose, qui venait de loin, qui
la faisait frémir : « Mon pays, c’est ici. »
De
ce soir-là, Saïda, elle nous a plus rien dit. Elle était vraiment devenue
muette ; il lui avait violé l’envie de parler. D’habitude, elle aimait
bien venir se poser un moment parmi nous, en haut des falaises ; elle nous
causait d’elle, s’asseyait, tout au bord, laissant pendre ses jambes, et
s’allumait un joint, pour décoller, un instant ; elle partait dans un coin
pas trop pollué, elle planait dans l’air infesté des fumerolles portées depuis
Harfleur jusqu’à Octeville. Nous, on la suivait. On aimait l’écouter, on planait
à notre façon : sur sa beauté, ses mots. Jamais on lui aurait fait de mal.
On restait plantés là, ensemble, à contempler les franges de mer polir les
galets, creuser la craie ; on goûtait le vent, les embruns, le sel ;
on chantait des plaintes mélancoliques ; on pleurait avec elle.
Face
à Vaugrenelles, les larmes qui me sont montées aux yeux, c’était pas de la tristesse,
non ; plutôt de la haine. Pour tout ce qu’il représentait, ce pollueur de
langue et de landes ; pour tout ce qu’il faisait subir à Saïda, pollutions
d’un autre genre.
Ce
qui a ravivé ma haine, c’est cette soirée organisée sur le toit de la mairie,
réunissant les gros bides de la région pour une bonne cause, genre des sous
pour démazouter ma plage privée. Là, je me la joue discret, je furette, picore
un petit four oublié ; j’ai mes entrées, mais je suis fiché depuis que
j’ai ramené les potes, et qu’on a un peu gâché la fête avec notre gouaille et le
remue-ménage qu’on déclenche dès qu’on débarque quelque part. Sur le toit de la
mairie, parmi les cravates, il y avait celle de Vaugrenelles, de traviole, un
chouïa desserrée, signe d’une ébriété avancée. Saïda aussi était là, pas loin,
à une longueur de bras, au bout de la main de Vaugrenelles, lui palpant les
fesses au vu et au su de tous, discutant : « Voyez-vous, Saïda est
l’incarnation de la réussite des C.E.D.P. dont bénéficient nos
entreprises grâce à l’appui des collectivités ; elle s’épanouit dans son
travail, s’intègre progressivement. N’est-ce pas, Saïda ?
-
… »
Silence.
Muette.
-
« Ah ! qui ne dit mot consent ; ce silence honore votre sens de
la discrétion, Saïda ! » Muette.
Plus
tard, complètement beurré, Vaugrenelles a entraîné Saïda dans sa voiture, vociférant
un : « Allez, salut les nazes, et bon vent ! » aux convives
de la soirée, surpris par cette soudaine légèreté de ton ; faisant crier
ses pneus et la femme de ma vie, il a démarré en trombe, direction Sainte-Adresse,
puis Bléville ; à partir de là, je les ai perdus. Ca m’a fait tellement
mal que, j’ai eu beau ouvrir grand ma grande gueule, aucun son n’a trouvé la
sortie, j’ai tout gardé en moi, et ça m’a fait éclater le cœur. J’ai accéléré,
baissé la tête face au vent, et suis allé retrouvé les potes au rencard
habituel, au bout du chemin menant aux falaises d’Octeville. C’est notre havre
à nous ; là-haut ; on nous fout la paix, on se la coule douce et on
braille autant qu’on veut. L’endroit idéal pour un soir comme celui-ci, où
brailler c’était même plus le mot, mais fallait quand même que je m’explose les
poumons, sûr.
Et
justement, ce soir, impossible d’être tranquilles. A peine ai-je posé mon petit
derrière par terre, au milieu des potes, qu’on entend un moteur cracher, à
quelques dizaines de mètres derrière ; les phares, aussi pleins que le
conducteur, nous aveuglent. Repli immédiat. On déguerpit, à l’abri des
buissons, voyeurs invisibles. La voiture s’arrête, à la limite incertaine fixée
par une barrière branlante ; le type descend de sa caisse ; il a du
mal à tenir sur ses jambes, en plus du vent qui tempête. Il baisse son froc et
pisse contre le vent, donc sur ses pompes. Un murmure aviné, qu’on perçoit à
peine : « Toute c’t’écume de mer, moi, ça me donne envie d’une bonne
pipe, hé ! Hein, Saïda ! »…
Vaugrenelles.
Vaugrenelles,
là, à ma pogne. Vaugrenelles, sur mon territoire, dans mon chez moi. Je vais te
tuer, ordure.
Il
remonte dans sa bagnole, saisit Saïda par la nuque, sourit, et la fait plier
jusqu’à sa braguette.
-
« Non, Monsieur Vaugrenelles, j’en peux plus ! Vous m’avez fait trop
boire…Non… »
-
« Alors, Saïda, tu as oublié le contrat qu’on a passé ? Tu as oublié
que je peux te virer quand bon me semble ? Et là, t’es limite, ma petite.
Allons, te fais pas prier, et puis, pense à ta fille… »
D’accord,
les mots, on les avait pas. Mais ça, on lui a crié.
Lorsque
Saïda s’est pliée à la situation et sur l’entrejambe de Vaugrenelles, quand il
a fermé les yeux sur sa propre ignominie, on est sortis des buissons. On a
commencé à tourner, doucement, pour pas effrayer. Puis, on a tapé contre la
carrosserie, légèrement, et de plus en plus fort, dans un boucan du diable.
Y’en a un qu’a eu l’idée lumineuse de poser son cul sur le capot et de chier
dessus pour le plaisir. Vaugrenelles, ça lui a pas plu ; ça l’a affolé, je
crois. Il a même pas pris le temps de remonter son falzar pour sortir, projetant
la tête de Saïda contre le tableau de bord. Il s’est ramassé direct, la
charogne, bite en l’air, cul dans l’herbe.
On
a attaqué.
Rien
de méchant. Quelques chocs en passant, deux, trois griffures, un coup de tête.
Bien sûr, vu qu’on était une bonne treize à la douzaine, ça en faisait pas mal,
finalement, des chocs, des griffures et des coups. Rien de fatal, non plus.
-
« Tirez-vous, saletés, je vous ai rien fait, moi ; du vent,
cassez-vous, petites saloperies ! », qu’il beuglait.
A
nous, t’as rien fait ?… Enfoiré !
Saïda
s’était précipitée hors de la voiture, et vomissait au bord de la falaise, les
yeux dans le vide. Elle allait se foutre en l’air, se jeter, tout oublier. Mais
ça, c’était pas possible. On s’est concentrés sur elle, on l’a forcée à
reculer, pour profiter du spectacle qu’on allait lui offrir.
Vaugrenelles
s’en sortait pas. Entre son falzar sur les chevilles, les doubles whiskies, et
les estafilades qu’on lui infligeait sans discontinuer, il savait plus où il
était, l’animal.
-
« Lâchez-moi, cochonneries de merde, par pitié !... »
Pitié ?
Qu’est-ce que c’est ?
Une
dernière salve. Recule ; encore ; recule. Pas trop ! Après,
c’est le vide, la chute ; faudrait pas en arriver là.
C’est
pourtant indiqué sur les panneaux : « Ne pas s’approcher des falaises »,
« Risques d’éboulement ». Nous, ça va, on est légers comme l’air,
mais toi, Vaugrenelles, t’es trop gros, trop lourd, t’as engraissé, et pas que
notre littoral. Quand on a entendu un craquement, on n’a pas été étonnés, nous
autres ; vu qu’on crèche souvent dans les parages, des morceaux de
falaises qui s’effondrent, on en a vu un paquet. Vaugrenelles, a eu l’air moins
habitué que nous, surtout que c’était sous ses pieds que ça se passait. D’un
coup, son sacré sourire s’est effacé, laissant place à un affreux rictus.
En
tombant, il s’est pris pas mal de caillasses, mais pas trop. Le plus comique et
laid, c’est quand il s’est écrasé, tronche la première, tout en bas ; on a
entendu « cruisch », et on a compris que c’était fini.
Saïda,
de son côté, s’était envolée, plus une trace. On n’a pas tardé à l’imiter :
une soudaine envie de prendre l’air, d’aller vers d’autres rivages.
Ce
sont les pêcheurs de vignots qui, descendus par la valleuse de Cauville et
alertés par nos cris, ont prévenu la police. Le cadavre d’un homme à moitié nu
était étendu sur la grève ; la mer s’était occupée de lui faire sa
toilette, à l’intérieur comme à l’extérieur. Suicide ? Imprudence ? On
avait vu Vaugrenelles sortir de la soirée organisée par la mairie, la veille, éméché,
et visiblement remonté contre les convives, les « traitant de tous les noms ».
Pendant que les badauds matinaux allaient quérir la maréchaussée, on s’est fait
un petit plaisir, avec les potes : on lui a becqueté les lèvres et les
yeux, à Vaugrenelles, pour pas qu’il les emmène où il allait, paradis ou enfer,
qu’importe ? Faut dire que pour nous, les mouettes, c’est un mets qu’on a
rarement l’occasion de déguster avec autant de plaisir.
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