LIGNES DE FUITE
Béatrice Delon
Voilà, ils sont tous là, réunis en cette
fin de matinée comme ils le font chaque dimanche. Sans même avoir à fixer de
rendez-vous, ils arrivent à quelques minutes d’intervalle au square Saint-Roch,
dans cette allée calme, à l’abri des regards. S’ils savaient à quel point
j’attends leur venue, ils ralentiraient l’allure ou se sauveraient en courant.
A l’origine, ce square était un cimetière. Cela, ils l’ignorent certainement.
Je suis leur ombre depuis de nombreuses semaines. Ils l’ignorent aussi.
Ça y est, tout le monde est là ?
Surtout lâchez-vous, j’écoute. J’adore surprendre la ritournelle de vos
retrouvailles. Vos derniers potins m’en disent bien plus sur vos petites vies,
vos manies, vos secrets mesquins, vos travers inavouables que si j’allais vous
attraper par le col et vous soumettre à la question. Vous vous exposez sans
vous douter une seule seconde que tous les détails y compris les plus anodins,
sont enregistrés, mémorisés, classés. Je saurai m’en servir à l’instant
propice. Pas besoin d’un ordinateur pour me tenir lieu de cerveau, je ne manque
pas encore de mémoire. J’entends l’opacité de vos silences, je remplis les
blancs laissés par les points de suspension de vos phrases avortées, je lis en
vous comme dans un livre ouvert. J’écoute et j’apprends.
C’est le fruit d’une longue expérience.
Mon expérience. Et elle m’est, là, indispensable. Sans elle, je perds tout
pouvoir. Avec elle, je suis là où l’on ne m’attend pas. C’est le jeu, et c’est
moi qui en fixe les règles.
Dans la douce chaleur du soleil qui me
caresse la nuque, les premières notes s’élèvent, un peu discordantes,
légèrement grinçantes, échauffements indispensables. Je peux relâcher mon
attention. Dans les minutes à venir, je ne tirerai rien de leur présence, aucun
renseignement utile ne sortira des partitions qu’ils vont s’exercer à
déchiffrer et à interpréter. Personne ne prêtera attention à ce bonhomme
nonchalant sommeillant dans un coin légèrement ombragé. J’en rajoute un peu, le
journal du jour plié sur les genoux, la pipe à la main, la veste en tweed et le
pantalon de velours prêts à se fondre dans le décor. Un pépère qui prend l’air.
Je me laisse aller à les écouter jouer, mêlant à leurs variations la symphonie
mouvante de ce qui nous entoure. Parfois viennent s’infiltrer des chutes de
dialogues, petits morceaux sans début ni fin, bruitages incohérents portés par
le vent. Celui-ci n’apporte pas que les sons d’ailleurs, il contribue à
l’importation de fumets d’origines plus ou moins douteuses qui m’agressent
les narines!
Comme le remugle de corps mal entretenu et
l’haleine avinée du clochard qui passe en tirant un objet que je ne peux
identifier. L’air s’y engouffre et produit de brefs claquements de cerf-volant.
Ce qui me fait sursauter et, brutalement,
me ramène à l’instant présent. A la tâche en cours.
Je n’ai pas déterminé mes victimes au
hasard, c’est le fruit d’une enquête longue et minutieuse, de déplacements
pénibles dans les méandres de la ville. Si j’avais dû m’en remettre aux aléas
du sort, je me serais arrêté sur ce pauvre hère traînant la savate et
bredouillant de façon inintelligible, même pour une oreille aussi fine et
exercée que la mienne. Celui-ci n’aurait sûrement offert aucune résistance,
trop heureux d’être enfin débarrassé d’une vie dont l’avenir s’inscrit en
lettres de plomb.
Mais celui-ci, justement, ne rentre pas
dans ma logique. Mon projet est nettement plus ambitieux, plus personnel, un
raisonnement absolument novateur. Panache et envergure.
La cible, c’est eux. Personne d’autre. Ils
représentent un équilibre parfait entre éléments masculins et féminins. C’est
d’une importance capitale. Nul ne pourra me soupçonner d’avoir un compte à
régler avec l’un ou l’autre sexe. Ils viennent de partout et de nulle part.
Comment leurs chemins ont-ils bien pu se croiser pour les amener à réunir ainsi
les cordes et vents de leurs instruments, c’est un mystère. L’enquêteur le plus
assidu et le plus fouineur n’en trouvera pas plus que moi. Leur domiciliation
dans cette ville qui joue entre terre et mer, leur passion pour une musique qui
ne soit pas celle de la bise sifflant dans les avenues rectilignes de Perret,
et l’envie de la partager de façon informelle quelques heures sont leurs seuls
points communs. Absolument impossible de remonter jusqu’à moi. Je les ai parasité
à leur insu.
Très bien, mais par lequel débuter ?
Respecter la chronologie? Ce serait le plus simple, l’ordre d’entrée est
immuable, le ballet savamment orchestré.
La ponctualité jamais démentie de Pierre
m’agace. C’est un maniaque ce mec à tapoter ses vêtements sans cesse pour en
déloger on ne sait quoi. Il ne le fait
même pas en rythme ! Julie le rejoint quelques secondes plus tard.
Elle est annoncée par ses talons qui crépitent dans l’allée comme des beignets
dans l’huile bouillante. Ce n’est pas violoncelliste qu’elle devrait être,
c’est danseuse de claquettes ! Le suivant manque fondamentalement d’humour
et ne rit d’aucun jeu de mots. Il va lui falloir apprendre avec une méthode
express que c’est pourtant une donnée indispensable au bonheur. Ce serait
dommage qu’il s’éteigne sans en avoir goûté la saveur. Il est toujours suivi de
Claire, l’écervelée, dont la présence est cependant un bain de jouvence. La
tâche sera rude avec elle, je dois être vigilant. Elle va me donner du fil à
retordre. Son parfum aux notes capiteuses
parvient jusqu’à moi et m’enveloppe de sensations agréables. Ces
senteurs me transportent dans un passé indéchiffrable, je ne sais ni où ni
quand, mais il est sûr que c’est un endroit que je n’aurais jamais dû effacer
de mes souvenirs. Je sens arriver le rugbyman, bien avant les autres. Le sol
vibre, l’air se déplace, se condense pour faire place à sa carrure imposante.
Si sa cervelle était à l’image de sa stature, ce serait un génie. Hélas pour
lui, ce ne doit pas être le cas. Puis Marie se matérialise silencieusement,
comme descendue en marche d’un nuage obligeant qui marque un arrêt au-dessus de
ce coin de verdure. Drôle de fille. J’ai du mal à la cerner. Des abords
sympathiques mais une voix de crécelle qui me vrille les tympans et me donne
envie de mordre. Les personnages sont en place, chacun maîtrise son rôle, la
représentation peut commencer.
Et c’est là que le bât blesse. Car si je
n’ai pas encore trouvé la suite logique de ces actes, je n’ai pas non plus
statué sur le mode opératoire. C’est un casse-tête. Je ne m’en sors pas.
Inutile de tourner autour du pot, des
solutions je n’en ai même pas autant que de doigts. Ce n’est pas faute de les
avoir passées en revue. Pour des raisons évidentes, exit l’arme à feu ou
l’objet dit contondant. Oublions le poison, c’est d’un autre siècle. Jeu de
dominos du haut de la falaise. J’y grimpe comment sur la falaise ? Le
premier en bas, ce sera moi. On peut déjà tracer ma silhouette au sol. Ne me
reste que l’arme blanche, une lame bien affûtée. Autre solution discrète, une
seringue. D’ailleurs, il m’en reste une que je conserve précieusement. Un
poinçon. J’en aime bien l’idée. Nul ne se méfie de moi, j’entre en contact
physique avec n’importe qui, n’importe où, sans jamais éveiller l’attention. Je
passe inaperçu, y compris pour ceux qui ont pourtant la chance de me voir. Et
ça me laisse le temps de m’éloigner. Tranquillement. Avant la première fleur de
sang.
Ça fait longtemps que j’anticipe le
bonheur de ce moment, que je vis dans l’attente de ce qu’enfin, je vais réaliser. Moi, individu sans histoire, je
dois être le bras armé d’une vengeance terrible, accomplir l’indicible pour
aller de l’avant, sombrer dans l’horreur pour être reconnu, adulé. Être la silhouette
qui rendra fous tous ceux qui tenteront de comprendre l’origine de cette
barbarie et en chercheront l’auteur. Puis être la plume qui relatera le
labyrinthe dans lequel les enquêteurs iront se perdre les uns après les autres
comme les avions dans le triangle des Bermudes. Terminés les écrits corrects
qui ne font pas de vagues, les personnages dont l’histoire a autant de relief
que la plage à marée basse, les caractères d’une platitude à pleurer. Finis la
gentillesse et les sourires, la diplomatie et les effets de style.
Je veux de l’action, de la férocité, du délire, je veux le jeu du chat
et de la souris, je veux le pouvoir sur autrui, je veux…
Non. Je ne veux plus rien. L’horizon ne
débouche que sur le vide qui m’aspire. Je suis trop vieux, trop naïf, trop
faible, trop sentimental ou tout ensemble. Ce n’est pas maintenant que j’aurais
dû m’y mettre, c’est bien avant. Mais avant, je n’en avais pas le même besoin.
Je pouvais toujours remettre au lendemain, me persuader que j’avais des années
pour réfléchir, qu’il ne servait à rien de vouloir aller trop vite en besogne.
Je me suis bercé de l’illusion qu’un jour, je pourrai accoucher d’un chef
d’œuvre. C’est une utopie. J’ai fait semblant d’y croire. Je n’en ai pas
l’impulsion. J’avais tout : le motif, les victimes, l’arme… mais pas l’envie.
Réelle. Comment l’écrire lorsqu’on ne peut même pas l’imaginer. Les personnages
se sont libérés de leur rôle, je ne suis plus qu’un pâle figurant, une présence
effacée qui n’a pas même son mot à dire. Pas de stylo à tenir. Pas de roman
noir, ni gris foncé. Maudits gamins, ce sont eux qui m’ont pris dans les
mailles de leur filet. J’ai commis une grossière erreur, je me suis sottement
attaché à leur jeunesse. À force de m’imprégner de leur présence, ils ont
remplacé la famille que je n’ai plus, les amis dont j’ai perdu la trace, les
livres qui se dérobent. Si quelqu’un
perd la vie en ce jour, ce ne sera pas de mon fait ! Pas plus sur le
trottoir que sur le papier. Tout est à reprendre. Demain. Autrement. Là, je suis
épuisé. Les émotions me fatiguent. Je dois rentrer.
Péniblement, il se dresse, pose le journal
qu’il n’a pas lu, déplie méthodiquement sa canne et quitte le banc. D’une
démarche mal assurée, il remonte l’allée jusqu’à l’avenue Foch, repère maintes
fois parcouru qui lui permet de regagner son appartement, de s’immerger à
nouveau dans la pénible réalité de son quotidien et d’oublier qu’il ne sera
jamais l’écrivain policier de renom qu’il rêvait d’être. Avant. Avant sa
rencontre avec un musicien maladroit qui mit un point final au destin qu’il
s’était tracé.
Son départ, bien plus tôt que d’ordinaire, surprend Pierre qui
se retourne. Il le suit du coin de l’œil et constate que le vieil aveugle se
déplace pesamment. Son allure laisse à penser qu’il porte un poids incommensurable
sur les épaules. Il est écarlate, hagard, comme sous l’emprise d’un choc. Il
paraît pourtant si avenant d’habitude, et il ne s’est rien passé de spécial ce
matin. Personne n’est venu troubler une quiétude que chacun, ici, respecte. La
prochaine fois, s’il l’accepte, il le raccompagnera.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire